Dans la tête de l’artiste , d’abord il y a 2 façons de décrire un arbre :
1- par le dessin d’imitation comme on l’apprend dans les écoles de dessin européennes
2- par le sentiment que son approche et sa contemplation vous suggèrent comme les Orientaux .
Henri Matisse, La naissance de l’arbre, juin 1943.
Dessiner l’arbre, c’est le raconter, c’est le sauver : mais combien de façons de le raconter ? Les artistes, d’ici et là-bas, possèdent en partage la nature et en héritage les mythes, les récits et l’histoire et donnent à voir comment ils inventent le paysage.
Pour toute la tradition occidentale, de la genèse au siècle des lumières, la nature est à la disposition de l’homme : il doit la maîtriser et se l’approprier. Elle n’est que peu présente en tant que telle dans l’iconographie classique. Au mieux elle sert de fond, pour donner une note d’ambiance comme on dirait aujourd’hui. Diderot dans un souci de rationalité propose d’en diviser la représentation en deux caté-gories : « l’héroïque et la champêtre (ou pastorale) ». Le style héroïque, de mémoire, comprend tout ce que l’art et la nature présentent aux yeux de plus grand et de plus majestueux. Les peintres y admettent des temples, des sépultures antiques, des maisons de plaisance d’une architecture superbe, etc. Au contraire, le style champêtre représente une nature toute simple, sans artifices, dans « une négligence qui lui sied souvent mieux que les embellissements de l’art ». La première forme d’appropriation est pour ses constructions et ses « machines » spectaculaires, la seconde pour ses ébats et ses rêveries avec les bergers et les troupeaux.
En Chine, l’art du paysage s’est développé à partir du troisième siècle. Epoque sombre de son histoire, comme le note Nicole Nicolas-Vandier , qui voit l’affaissement progressif de quatre siècles d’ordre confucéen, et la première fragmentation de l’empire sous l’effet de la poussée des barbares du nord. Le courant taoïste, qui s’était déjà manifesté lors de la révolte des Turbans jaunes, déborde les élites et, sans rejeter totalement Confucius, met l’accent sur la recherche métaphysique, favorisant la spontanéité, la vision intérieure et l’intuition.
Paul Demiéville montre bien comment la montagne (shan) devient alors le lieu privilégié pour l’expression des émotions philosophiques et esthétiques. Elle permet de s’évader d’un monde troublé où l’idéal confucianiste n’est plus réalisable. Le caractère xian « immortel » est formé d’un homme à gauche l’homme et de la montagne à droite. Le vent, assimilé au Souffle, est promu au rang de médiateur et sert à illustrer les rapports philosophiques entre l’homme (le monde humain), la terre (le monde de la nature) et le ciel (le monde du Tao). L’eau (shui) reste associée à l’idée d’intelligence, de mobilité, de culture. On lit déjà dans Les Entretiens de Confucius (Lunyu, VI, 21) : « L’intelligence prend plaisir à l’eau, mais la bienfaisance à la montagne ; car l’intelligence est mobile, mais la bienfaisance est calme. L’intelligence fait vivre content ; la bienfaisance fait vivre longtemps. » Les deux éléments sont en tout état de cause complémentaires et indissociables.
Shanshui (mot à mot montagne-eau) commence à être employé au sens technique de « paysage » pendant la période des Six dynasties ( IVe-VIe siècles ) L’apparition de ce terme est contemporaine d’une approche nouvelle qui consiste à trouver la montagne belle en soi et non plus seulement comme lieu inquiétant où vivent les bêtes sauvages, lieu de culte, ou plus prosaïquement simple réservoir à bois de construction ou mines de sel. L’émergence du concept de beau apparaît de son côté dans un poème de Yuan Shansong (401) : « .. faire l’éloge de la beauté du paysage… plus je me familiarisais avec ce paysage, plus je le trouvais beau. » Le poète Xie Lingyun (385-433), en voyage sur une montagne du Zhejiang, ajoute au sentiment du beau, la recherche de la communion avec le cosmos, avec la nature : « C’est pour mieux observer sans relâche la Voie… [être] en paix dans l’ordre naturel des choses…. »
Dans le domaine minéral, le jade (yu) est depuis le néolithique, à la fois matériau, objet et image de l’Univers. Aux yeux des lettrés, il entretient une relation particulière avec la notion de paysage. À la fois Lieu-Saint, Ciel, Terre et Univers, il évoque les correspondances entre le microcosme et le macrocosme et procède de tous les domaines de la civilisation chinoise, de l’art, de la philosophie et des spéculations religieuses. Comme il est écrit dans les Mémoires sur les Rites, Liji : « Le jade est comme un symbole de vertu pour l’homme parfait ». En projetant sur le jade autant de valeurs, les lettrés lui confèrent une place unique dans le monde chinois.
Le modèle initial des paysages en jade apparaît pendant la dynastie des Song (960-1276). Le milieu des lettrés est désormais régi par des règles précises et péremptoires, qu’il s’agisse de l’installation de leur « ermitage », de leur cabinet de travail, de leur bibliothèque, ou du choix des peintures et des « outils » indispensables à l’activité artistique ou littéraire (encre, pinceaux, brûle-parfum…), ou encore de l’aménagement des jardins. On trouve des paysages gravés sur les paravents en jade mais ils sont alors considérés comme de simples objets décoratifs et n’apparaissent pas encore comme indispensables à l’environnement immédiat du lettré. Les jades-paysagers sont encore peu répandus et sont aussi appréciés en raison de leur rareté et de leur coût.
Les lettrés de la dynastie Qing (1644-1911) s’intéressent à la capacité du jade à représenter la nature à la manière des peintures de paysages sur la soie ou le papier. La production des jades-paysagers et les jades-montagnes (yushan) se développe pendant le règne de Qianlong. L’engouement des lettrés est immédiat. Pour eux, les jades-paysagers l’emportent rapidement sur toutes les autres modèles. Ils deviennent un élément essentiel de l’activité intellectuelle et artistique, gagnant peu à peu les autres couches de la société, principalement à partir de 1760, après l’annexion du Xinjiang qui amène une quantité suffisante de pierre sur le marché. Les recherches sur le jade atteignent leur apogée. S’instaure alors une véritable « culture du jade », partagée par trois principaux groupes sociaux avec toutefois des écarts sensibles de perception. Le plus significatif et le plus visible, est représenté par l’empereur Qianlong, les grands collectionneurs, et dans une moindre mesure, les riches commerçants. Le deuxième groupe comprend les fabricants de pièces de jade répartis dans les lieux de production historiques – Pékin, Suzhou et Yangzhou -, et dans la province du Xinjiang. Plus difficile à cerner, le troisième et dernier groupe est constitué par les lettrés, notamment ceux de Suzhou et de Yangzhou qui essaient de donner un sens aux jades-paysagers en les rapprochant de leurs recherches sur l’esthétique des jardins et du paysage.
À chacun des groupes correspond naturellement une approche spécifique du jade, mais ce sont les appréciations des lettrés qui créent les conditions de l’intention de la représentation paysagère et nous invitent ensuite à la déchiffrer par le prisme des symboles, et également de façon intuitive. L’évolution de la conception paysagère se construit principalement à partir des œuvres littéraires inspirées par les jades-montagnes. La glose concerne le jeu des transformations et des co-résonances, la variation des thèmes, et l’analyse des relations entre la forme et le contenu, le signifiant et le signifié. Le contenu peut s’exprimer dans des formes qui varient comme les éléments constitutifs d’un langage, selon les moments et les milieux.
Cet essai de Roland Lin Chih-Hung me paraît caractéristique d’une démarche qui consiste à s’appuyer sur des dénominations déjà attestées dans la littérature chinoise, pour identifier les ajustements possibles avec les concepts proposés par Augustin Berque et la nouvelle école paysagère. Ces derniers ne sont pas d’un maniement très aisés et l’auteur n’en a plus que de mérite. Roland Lin Chih-Hung nous permet en outre, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, de voir au travers de son regard, les plus belles pièces de la collection de jades de Yeh Bor-wen, elle-même magnifique témoignage de la puissance et de la richesse de la Chine pendant l’ère Qianlong.
Flora Blanchon