Introduction générale
Par Edith Parlier-Renault
Aujourd’hui encore l’image est omniprésente dans le monde indien. Son apparition y est pourtant plus tardive que dans d’autres civilisations, même s’il faut prendre en compte la disparition éventuelle de témoignages plus anciens que les premières oeuvres connues, datées des débuts du IIIe siècle av. J. C. Pendant toute la période védique (vers 1500 av.J. C.-500 av.J. C.env.) l’Inde semble se passer d’images. Les débuts du bouddhisme (vers 500 av. J. C.-vers 300 av. J. C.) révèlent la même réticence à l’égard des représentations. Dans le premier art bouddhique (IIe-Ie siècle av. J. C.) le Buddha n’est encore évoqué qu’à travers des symboles. C’est d’abord par le biais d’effigies liées à des cultes locaux de la fécondité sur lesquels les textes restent extrêmement elliptiques que la figure humaine s’est peu à peu imposée dans l’art.
L’évolution qui s’amorce à cet égard au commencement de notre ère n’en est que plus frappante. Elle touche à peu près au même moment, entre le Ie et le IIIe siècle, les trois grandes religions nées en Inde, bouddhisme, hindouisme, jaïnisme, sans doute sous l’effet du courant dévotionnel qui imprègne à des degrés variables tous les milieux religieux. A partir de cette époque se fait sentir la nécessité d’incarner sous une forme tangible le Buddha, le Jina ou les dieux hindous. Cette affirmation de la dimension incarnée, « manifestée », inséparable du caractère transcendant des « Grands êtres » ou des dieux va permettre à l’art indien de donner libre cours à toutes ses possibilités expressives.
Les effigies bouddhiques ou jaïnes mettent au premier plan la figure du Maître spirituel (le Buddha ou le Jina), issue à la fois de l’histoire et de la légende ; les images hindoues cherchent à traduire le déploiement simultané des virtualités et des pouvoirs divins, par la multiplication des bras, des attributs, parfois des visages. Les dieux assument les rôles les plus divers, apparaissant tour à tour sous les traits de l’ascète ou du séducteur, de l’enfant ou du roi, du guerrier ou de l’épouse. A travers la variété de leurs aspects ce sont tous les domaines de l’existence qu’évoquent la sculpture et la peinture, c’est aussi tout le champ des émotions (rasa) qui s’ouvre à l’art. La théorie indienne des rasa qui place l’émotion au coeur de l’expérience esthétique et se propose d’en définir toutes les formes s’applique autant à la sculpture et à la peinture qu’aux autres domaines d’expression artistique liés à l’hindouisme (théâtre, poésie, musique…).
Même la civilisation islamique semble s’être laissée insensiblement imprégner par la perspective indienne: la peinture moghole fait une large place à la figure humaine, qu’elle aborde dans certaines oeuvres avec une subtilité et une vérité psychologiques qui renouvellent l’art de la miniature.
La prépondérance du bouddhisme jusqu’au Ve siècle va de pair avec l’essor de l’art narratif. A Sânchî, sur les stûpa du Gandhâra ou de l’Ândhra Pradesh, dans les grottes d’Ajantâ, la succession des scènes restitue dans sa dimension temporelle la vie historique du Buddha ainsi que ses existences antérieures (jâtaka) : autant qu’au Buddha lui-même, ces oeuvres font place à la communauté des fidèles, hommes et dieux confondus. Si elles retracent les étapes d’une carrière érigée en modèle, elles renvoient aussi le reflet d’une réalité souvent étonnamment familière, à peine transfigurée par la légende. Dès le VIIIe siècle, en partie sous l’influence de l’hindouisme, l’art bouddhique se détourne des cycles narratifs pour s’attacher de plus en plus au monde des représentations mythiques. Le Buddha n’apparaît presque plus désormais que dans sa dimension intemporelle, à travers l’image de culte, englobée dans le panthéon des Bouddhas et des Bodhisattvas cosmiques.
La progression de l’hindouisme à partir du Ve siècle stimule cet essor de l’imaginaire. L’art hindou illustre les grands mythes fixés vers le début de notre ère. Il leur doit son unité, par-delà les divisions régionales et la multiplicité des écoles, comme en témoigne la diffusion des formes de la divinité (mûrti) dans l’ensemble du sous-continent. Des contreforts de l’Himâlaya jusqu’à l’extrême-sud, le mariage ou l’ascèse de Çiva, les avatars de Visnu inspirent l’ensemble de la sculpture et de la peinture hindoue. La cohérence des structures mythiques n’implique pas la fixité: l’histoire de l’art hindou et bouddhique témoigne des modifications qui ont pu affecter insensiblement au cours du temps la conception du Buddha ou de la divinité.
Ouverte à la diversité des interprétations et des sensibilités, l’iconographie admet les innovations ou les créations locales, tel le Çiva enseignant du sud (Daksinâmûrti) apparu au Tamil Nâdu ou le Visnu Vaikuntha de l’Inde du nord. Mais c’est avant tout à travers le choix opéré dans le cadre du temple au sein du panthéon que se dessinent les courants régionaux. L’image donne en effet son sens au sanctuaire. Pendant une longue période, les représentations restent pourtant très discrètes. Les stûpa de Bhârhut et de Sânchî sont des dômes nus, la sculpture s’arrête aux portes de la balustrade qui les protège. Les monuments rupestres bouddhiques excavés entre le IIe siècle av. J. C. et le Ie siècle ap. J. C. sont essentiellement des lieux de résidence destinés aux moines. Le décor, généralement sobre, franchit rarement le seuil de l’entrée. Dès le IIe siècle et surtout à partir du Ve siècle, la vocation première maintenant reconnue à l’architecture religieuse-accueillir le dieu, le Buddha ou le Jina à travers son effigie- détermine une nouvelle conception du monument. La salle de monastère est centrée sur la cella contenant la figure du Buddha. De la simple hutte d’habitation, prototype des premiers édifices gupta ou pallava, aux gigantesques temples-cités du Tamil Nâdu, l’évolution du temple hindou répond à une réflexion de plus en plus approfondie sur la fonction principale du sanctuaire, qui est d’être la « maison du dieu », et, par extension, le cosmos où se manifeste sa présence.
Il faut attendre le début des invasions musulmanes pour assister à l’essor d’une architecture désormais totalement dégagée de l’image. Les réalisations de la période indo-musulmane ouvrent en ce sens à l’architecture indienne un champ entièrement nouveau.
Il est difficile de circonscrire la diffusion du modèle artistique indien : si l’on prend en compte la propagation du bouddhisme, ce modèle a imprégné l’ensemble de l’Asie orientale et son influence s’est étendue jusqu’à la Chine et au Japon, par delà les pays himâlayens. Nous avons laissé de côté dans le présent ouvrage tout ce qui relève plus particulièrement de l’expansion du bouddhisme vers l’Extrême-Orient, et nous sommes limités, pour la zone himâlayenne, au Népal, où l’indianisation ne se confond pas avec l’adoption du bouddhisme. En revanche d’autres pays himâlayens, tels le Bhoutan et le Sikkim, n’ont pas été évoqués, en premier lieu parce que leur art est encore mal connu et peu documenté, en second lieu parce qu’il est plus lié au monde tibétain qu’à l’Inde proprement dite.
C’est donc à travers l’art du Népal, de Sri Lanka et de l’Asie du Sud-Est que l’on pourra mesurer ici le rôle joué par l’art de l’Inde hors de ses frontières. S’il est indéniable que son influence a déterminé l’apparition des premières œuvres, il faut aussi observer d’emblée que l’art de ces régions n’a pu se développer que dans la mesure où il s’est aussi libéré du modèle indien pour trouver son génie propre. Ce double mouvement d’absorption et d’émancipation lui a permis parfois de poursuivre ses expérimentations plus loin qu’elles n’avaient jamais été menées à l’intérieur même de l’Inde : on a souvent dit que les plus grandes créations de l’art indien se situent en Asie du Sud-Est, et il est vrai qu’aucun site de l’Inde ne peut sans doute rivaliser avec Pagan, Angkor ou Borobudur.
C’est à Sri Lanka que nous trouvons les traces les plus anciennes de l’indianisation, puisque deux stûpa remonteraient à l’époque d’Açoka et de la première mission bouddhique.
Il n’est pas exclu que dès cette époque des contacts aient été aussi noués entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Néanmoins on s’accorde généralement pour fixer les débuts de l’indianisation aux environs de notre ère. Elle se fait de façon toute pacifique, et suit l’expansion du commerce maritime. Missionnaires bouddhiques et brahmanes hindous arrivent sans doute dans le sillage des marchands indiens. Comme en Inde, le bouddhisme est d’abord dominant, il est surtout représenté alors sous sa forme Theravâda (la « doctrine ancienne » par opposition aux courants nouveaux qui donnent naissance au Mahâyâna , ou « Grand Véhicule »). Il se diffuse à partir de l’un de ses centres les plus importants au IIe siècle, la région d’Amarâvatî, sur la côte sud-est de l’Inde: en témoigne en particulier le Buddha du style d’Amarâvatî retrouvé aux Célèbes (Indonésie). Entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est, Sri Lanka fait d’ailleurs office de relais.
Le bouddhisme s’implante progressivement en Birmanie, dans la péninsule malaise, en Indonésie, ainsi que dans le sud du Cambodge, de la Thaïlande, du Viêtnam (Champa). A l’exception de la Birmanie et de la Thaïlande, toutes ces régions voient aussi s’affirmer parallèlement le brahmanisme. C’est cette religion que les élites dirigeantes adoptent à Java, au Cambodge, au Champa. La tradition locale fait parfois remonter les lignées royales au mariage entre une princesse autochtone et un brahmane indien : ainsi dans la légende que rapporte les sources chinoises sur la fondation du royaume cambodgien du Founan (début de notre ère- milieu du VIe siècle).
Le brahmanisme, puis le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna) apportent en effet aux dynasties règnantes le soutien d’une idéologie fortement structurée, fondée sur une symbolique et une cosmologie qui donneront toute leur mesure dans les ambitieuses fondations d’Angkor, de Java, du Champa. Les souverains khmers adhèrent au çivaïsme et inaugurent la construction des temples-montagnes. Leur plan rigoureusement réfléchi, comme la majestueuse ordonnance des sanctuaires érigées par les dynasties de Java, sont à l’image du cosmos, confondu avec le royaume dont le souverain assure la protection et la prospérité. Le Mahâyâna inspirera les plus complexes de ces monuments, le Bayon d’Angkor et le Borobudur de Java, où il s’illustre sous sa forme tantrique (Vajrayâna).
A partir du XIIIe siècle, le Mahâyâna et l’hindouisme déclinent dans toute l’Asie du Sud-Est, cèdant progressivement le pas au bouddhisme Theravâda, dont l’essor coïncide avec celui de l’art thaï : la Thaïlande voit alors se développer des styles originaux et des formes iconographiques qui se retrouvent dès cette époque dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est.
Pendant toute son histoire, mais surtout, bien sûr, à ces débuts, l’art de l’Asie du Sud-Est renvoie l’écho des influences indiennes. Au Cambodge et à Java les premières réalisations de l’architecture et de la statuaire hindoues révèlent une affinité avec le style pallava de l’Inde du Sud, tandis que la marque du modèle gupta est surtout perceptible dans les représentations bouddhiques. L’influence pâla (Inde orientale) se manifeste dans la sculpture de Java, mais aussi, plus tard, dans l’iconographie du bouddhisme Theravâda : le Bouddha paré, le Bouddha Mâravijaya (« vainqueur de Mâra »).
Nous avons choisi de présenter l’art de l’Asie du Sud-Est dans le cadre des états nationaux qui se sont constitués à une époque récente. Si ce cadre ne coïncide pas toujours avec l’histoire de l’art, il conditionne toutefois aujourd’hui notre approche de ces différentes cultures, qui ont toujours entretenu des liens réciproques.