Art et histoire de Chine 2 Préface Léon Vandermeersch
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De la fondation de l’empire en 221 av. J.-C., à la prise de Jiankang – aujourd’hui Nankin – par les Sui, qui marque la fin des Six Dynasties en 589 ap. J.-C., l’histoire de la Chine couvre six siècles, – ceux qui, en Occident, séparent la deuxième guerre Punique de la fin des Mérovingiens -, au cours desquels l’empire chinois a successivement connu l’une de ses périodes les plus brillantes, sous les deux dynasties des Han dont le nom est d’ailleurs resté attaché à la nation chinoise proprement dite, et l’une de ses périodes les plus noires, avec l’éclatement de l’autorité centrale bientôt suivi de l’occupation de la moitié septentrionale du pays par un ramassis d’ethnies barbares accourues des steppes du Nord et de l’Ouest, de la Mandchourie au Tibet. Sous les Han, la Chine acquiert définitivement la forme de gouvernement sur laquelle s’appuiera désormais la monarchie impériale : une bureaucratie mandarinale assurément beaucoup plus souple que le système totalitaire d’inspiration légiste instauré sous les Qin, mais néanmoins bien plus fortement centralisée que ne l’était l’organisation féodale du pouvoir instaurée par l’ancienne royauté Zhou. Les Han antérieurs auront raison une fois pour toutes des résurgences de la contestation de l’autorité centrale par les princes impériaux, en réduisant ceux-ci à la condition de simples prébendiers qui, tout au long de l’ancien régime, restera celle des membres de la noblesse impériale. En revanche, à partir des Han postérieurs, l’aristocratie intellectuelle dans laquelle se recrute le mandarinat entre de plus en plus fréquemment en conflit avec la cour, où les intrigues de palais font tomber le pouvoir entre les mains de membres de la parenté des impératrices et d’eunuques complices. Les grandes familles en profitent pour accaparer les postes administratifs et mettre ainsi la fonction publique sous influence : perversion dont le mandarinat chinois restera chroniquement atteint, mais jamais aussi critiquement qu’au cours de la période des Six Dynasties. Le pouvoir impérial n’est plus alors qu’une ombre derrière laquelle le pouvoir réel se distribue entre clans de haut lignage que représentent des fonctionnaires centraux recrutés dans le vivier des protégés des grands propriétaires fonciers provinciaux. Cependant, dès le règne de Qin Shihuangdi l’empire chinois a atteint les frontières de sa plus grande extension territoriale. La Corée au nord, le Vietnam au Sud, sont conquis et colonisés à grand renfort de familles de bagnards transplantées aux extrémités du pays. Mais à l’ouest de la Grande Muraille, l’émergence d’une grande puissance confédérale d’ethnies ouralo-altaïques – les Xiongnu -, va contrecarrer l’expansion chinoise en Asie centrale. Vis-à-vis de ces rivaux, la politique des Han, faite d’alternance d’expéditions militaires et de pactes que consacrent l’échange de tributs et de dons et l’envoi de princesses chinoises à marier contre la venue de princes barbares placés en otages, se révèle non seulement de moins en moins efficace, mais encore de plus en plus coûteuse. Finalement, l’échec de cette politique comptera comme l’un des facteurs les plus déterminants de la chute de la dynastie, d’abord, puis, après la division de l’empire en trois royaumes suivie d’une brève réunification par les Jin, de la rupture de tout endiguement protecteur devant les vagues d’envahisseurs venus de la steppe. Ainsi, les huit premiers siècles de l’histoire de la Chine impériale que l’on trouvera traités dans le présent volume sont-ils, dans leur première moitié, ceux de l’apogée de la nouvelle forme de sinité mûrie dans la difficile métamorphose des Royaumes combattants, puis, dans leur seconde moitié, ceux d’un reflux de cette sinité battue en brèche par la barbarie. La première phase est d’abord celle d’une consolidation de l’ensemble des avancées de la civilisation matérielle de la Chine depuis l’époque des Printemps et Automnes. Par exemple, si les premiers instruments aratoires de fer ont fait leur apparition dès les VIIe et VIe siècles, leur usage, et notamment celui du soc de charrue en fer, ne se généralise qu’à l’époque des Han, que marque d’autre part l’introduction, de nouvelles méthodes culturales améliorant sensiblement les rendements. En l’an 2 de notre ère, la population recensée dépasse les douze millions de foyers, atteignant donc presque les soixante millions d’individus, pour 37,68 millions d’hectares cultivés. La capitale Chang’an est alors, avec cent à cent cinquante mille maisons, la plus grande ville du monde, mesurant près de 6 Km d’est en ouest et plus de 6 Km du nord au sud. Intellectuellement, la Chine des Han s’ouvre par la systémisation des idées des Cent Écoles de l’époque précédente, que réalisent les compilateurs du Huainanzi réunis grâce au mécénat du prince Liu An. Le mouvement des idées s’y poursuit avec les deux grandes synthèses historiques magistralement construites par Sima Qian puis par Ban Gu, et surtout par les développements apportés au confucianisme érigé en idéologie d’État, avec ses docteurs patentés, ses écrits canoniques définitivement arrêtés, son orthodoxie définie par les conciles du pavillon du canal de Pierre (51 av. J.-C.) et du pavillon du Tigre blanc (en 79 av. J.-C.). La littérature est portée à la perfection dans les deux genres poétiques qui caractérisent l’époque : celui des récitatifs descriptifs appelés fu, dans lesquels s’est illustré le grand Sima Xiangru, et celui des poèmes à chanter collectés par le Service de la musique (Yuefu), dont les plus beaux sont alors des pièces anonymes d’origine populaire. Le sens artistique trouve son expression matérielle dans un artisanat d’art qui, grâce à l’habileté des bronziers, des laqueurs, des céramistes, des tisserands, sait donner aussi bien aux mille objets courants d’usage domestique qu’aux ustensiles de cérémonies, religieuses ou profanes, une grande élégance de forme et une décoration aux motifs particulièrement raffinés : les miroirs de bronze, par exemple, n’ont jamais été et ne seront plus jamais aussi parfaits que sous les Han. De plus, le goût de l’époque pour l’imagerie légendaire et historique a entraîné le développement foisonnant de dessins anecdotiques sur tout ce qui peut s’historier au trait gravé ou peint: larges briques des palais et des tombeaux, pierres des monuments, bannières funéraires… C’est ce qui aboutit au grand art statuaire des Han, en bas-relief ou en rondebosse, dont le plus bel exemple est sans doute le groupe monumental érigé en 117 av. J.-C. sur la sépulture du général Huo Qubing, près de Chang’an. La longue crise du régime impérial pendant les siècles suivants n’a pas empêché le confucianisme et la culture classique chinoise de se maintenir en profondeur ; au point même de gagner à la sinité, en les y acculturant, les conquérants barbares des territoires perdus du Nord. Mais cet ancrage profond dans la tradition est complètement submergé, au niveau des moeurs et des pratiques courantes, par une puissante vague de renouvellement des modes de vie et des modes de penser. Dès les Han orientaux, le taoïsme avait pris une forme religieuse tout à fait inédite. Un peu plus tard arrive de l’Inde le bouddhisme, qui ne tarde pas à se répandre dans tous les milieux, popu- laites ou intellectuels, aussi bien sous les dynasties chinoises du Sud que sous les dynasties barbares du Nord. D’autre part, alors que les guerres incessantes et les renversements dynastiques qui se succèdent ruinent partout l’économie, jettent constamment d’une région à une autre des foules de réfugiés réduits à la misère la plus effroyable, désertifient les campagnes, multiplient les horreurs que sème la sodaltesque, bref, font de l’existence même le plus précaire des biens – durant les quatre siècles qui séparent les Han des Sui, la population non seulement n’augmente pas mais tombe de soixante à quarante millions d’individus -, une mince couche de privilégiés entourant les cours du Sud déploie un luxe extravagant auquel l’art et la littérature de l’époque empruntent leur extrême préciosité formelle. Pourtant, c’est alors que la calligraphie atteint le sommet de sa grandeur, chez Wang Xizhi, et la sculpture sa plus haute sérénité, dans l’art bouddhique des Wei qui restera inégalé. Ce rapide repérage suffira à donner quelque idée de l’ampleur des métamorphoses par lesquelles passe la Chine, prétendument immobile, pendant que l’Occident évolue du monde de la Rome de Scipion au monde du Moyen Âge germano-mérovingien. Remercions les auteurs, Isabelle Robinet, Jacques Giès, André Kneib, et plus particulièrement, Flora Blanchon de nous donner, après le beau volume consacré à la Chine pré-impériale, cette nouvelle synthèse magistrale de la période suivante de l’histoire de la Chine, dont la complexité n’aurait pu être traitée sans la parfaite maîtrise sinologique que reconnaissent aux auteurs leurs collègues et leurs étudiants. Léon Vandermeersch
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