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La question de l’Art (introduction)

La question de l’Art en Asie orientale

Introduction
par Flora Blanchon

À quoi se fier quand on est en présence d’une peinture chinoise, d’un tableau japonais, d’une sculpture Pallava ? À nos sensations immédiates ? À l’écoute de ce que d’autres en disent ? À la lecture des cartels au bas des oeuvres ? À notre mémoire, en se disant qu’on aurait du réviser avant de venir ? Cheminant en zigzag dans cette cueillette hasardeuse, on tente d’élaborer notre propre discours que l’on teste – prudemment – sur qui vous accompagne dans l’exposition, le musée, le site etc. Avec un peu de chance, votre interlocuteur vous fera observer un détail passé inaperçu à vos yeux ou bien fera surgir une intention de l’artiste qui transformera votre perception de l’oeuvre. Mais invariablement surgira au début ou la fin de la conversation, le mot « beau » avec son long cortège de critères d’évaluation.
Qu’en est-il en Asie ?
Avec ce volume nous allons essayer de contribuer au décentrage nécessaire pour aborder la question de l’art en Asie. Ce sujet a déjà été traité dans une publication récente imaginée lors des débats sur l’opportunité de la création du Musée Branly qu’on appelait alors Musée des Arts Premiers : Yolaine Escande et Jean-Marie Schaeffer y ont réunis des textes particulièrement utiles pour tous ceux dont l’intuition dicte l’impérieuse nécessité de ce changement de point de vue et nous ne saurions trop en recommander la lecture.
François Cheng a, de son côté, consacré cinq méditations sur la question du beau en Chine et en Occident réunies en un volume où il s’attache à dévisager la question de la beauté « en tachant de ne pas oublier l’existence du mal ». Si je me permets de le citer dans cette introduction, c’est naturellement pour inviter le lecteur à s’y reporter 3, mais c’est aussi pour souligner avec lui l’importance de la posture d’accueil et non de conquête qui nous a guidée.
Avec bonheur, Marc-Mathieu Münch a employé le titre Pluriel du beau dans l’un de ses ouvrages et nous lui avons confié le soin en préface de donner une perspective personnelle sur la tentative de recherches des invariants, des « universaux » mieux rendue par la mise au point de l’« effet de vie ».
L’expression aurait bien convenu à notre projet. « Grammaire du beau » aurait été trop ambitieux et nous suggérons donc simplement les variations du paradigme en choisissant comme titre La Question de l’art en Asie pour ce volume élaboré à partir de discussions en Sorbonne et au sein du Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne à partir de 2003.
L’ouvrage est divisé en trois parties.
La première rassemble les apports théoriques et examine en particulier les problèmes de traduction de ce qu’en Occident nous mettons dans le massif terminologique du « beau », des beaux-arts et plus globalement de l’esthétique.
Nous sommes bien conscients que le travail n’est pas fini quand nous réussissons à proposer la traduction d’un « mot » et que celle-ci est toujours porteuse de trahison comme le dit la sagesse populaire. Mais comment faire sans ce détour initial ?
François Chenet, après un rappel utile du cheminement de l’expérience esthétique en Occident de Platon à Schopenhauer, nous ouvre les portes de la compréhension du concept indien central de rasa que l’on peut traduire par saveur. On en dénombre huit auxquelles il faut en ajouter une neuvième, la saveur supra mondaine de l’Apaisé, saveur de la quiétude transcendantale qui joue un rôle considérable dans l’attitude artistique en plaçant cette dernière au seuil de la contemplation mystique. Il montre comment, dans le monde indien, l’expérience esthétique et l’expérience mystique sont jumelles, « co-utérines ». La première n’est qu’un reflet des potentiels de la seconde et entre les deux il y a plus une différence de degré que de nature. En écho, dans le domaine du texte et de la poésie, Irma Piovano montre comment le Kāmasūtra, texte aussi célèbre que mal compris, décrit l’acte sexuel comme un chef-d’oeuvre d’élégance et de beauté quand les conditions d’une union harmonieuse sont réunies. Le parallèle formel qu’elle établit avec l’Arthaśāstra, un traité politique de l’Inde ancienne, montre comment l’acte sexuel, considéré comme naturel, y est traité avec une objectivité scientifique, dégagée de toute évocation graveleuse. L’acte d’amour est associé à un rasa (sngara, rati) et reste lié à l’image de Śiva en union avec Śakti. À son tour, Édith Parlier-Renault passe de la poésie à la sculpture en faisant apparaître leur langage commun au travers de la statuaire Pallava. En parallèle à « l’expression courbe » de la poésie, analysée en différents niveaux d’expression (littéral, figuré, suggéré) et liée aussi à un rasa, elle pose la question d’un non-dit suggéré par la sculpture qui utiliserait, comme en poésie, la figure narrative du śleşa « double sens » qui permet de faire coexister deux significations dans une phrase ou un mot. L’observation fine de la sculpture inspirée du mythe de la descente du Gange permet de ressentir comment la création artistique s’apparente à la création divine, donnant ainsi une traduction concrète du cheminement spirituel décrit par François Chenet. Elle élargit en outre son analyse à la structure même des temples et à la disposition des programmes iconographiques. Rasa, kāma et śleşa sont les trois notions principales traitées dans ces chapitres et la grammaire esthétique indienne en est traversée en permanence.
Le monde sinisé n’a importé que très récemment les concepts du « beau » et de beaux-arts. Au Japon, ce n’est qu’en 1872 qu’a été forgé le mot bijutsu sur le modèle du français « beaux-arts » pour inciter les artistes et les artisans japonais à produire d’urgence des oeuvres que l’on destinait à représenter le Japon à l’Exposition universelle de Vienne de 1873.
Un regard attentif sur l’histoire de l’esthétique japonaise montre un
balancement régulier de la société entre deux options esthétiques qui sont d’une part la recherche de la sobriété, d’autre part l’attirance ou le goût du brillant.
Ces deux tendances alternent dans un mouvement de balancier, notamment sous l’effet du contact avec le comportement ou les préoccupations esthétiques venues de l’extérieur.
Les notions d’irrégularité, d’asymétrie sont extrêmement importantes dans l’évaluation des oeuvres, des choses où sont valorisées la dynamique, la fluidité et le mouvement. L’objet asymétrique ou irrégulier transpose la notion d’inachevé.Ce qui n’est pas complètement abouti est en train de se faire, reste en mouvement, est vivant et nous met devant une démarche à accomplir tenant ainsi notre attention en éveil. La sensibilité aux textures est également déterminante pour des objets qui ne sont pas uniquement à contempler mais aussi à toucher, voire à utiliser. En effet, l’utilitaire et l’esthétique sont étroitement associés dans toute la démarche classique des Japonais, tant dans l’art que dans l’architecture : Tokyo offre bien l’exemple dune ville où domine un ordre fonctionnel organique.
Les objets utilitaires par excellence ne sont pas moins considérés comme des oeuvres d’art et peuvent être exposés comme tels. Cette union entre utilitaire et esthétique, soulignée dans l’expression « beauté de l’utile » Yo no bi s’observe dans différents domaines. C’est cette expression qui a été reprise par une quantité d’artistes, d’artisans et même de stylistes japonais contemporains.
Le mot bijutsu 美術 (en chinois, meishu) a ensuite été adopté en Chinepuis a connu des transformations principalement sous l’effet des réactions nationalistes. Notamment au Japon, Okakura Tenshin, professeur à l’Université impériale de Tokyo, lui oppose en 1910 au cours d’une leçon inaugurale, un autre terme, kogei 工艺, production artisanale de tradition, sur le modèle d’un mot qui existait déjà mais de création récente, le mot bungei 文艺 signifiant « art littéraire ». Aujourd’hui, on entend par bijutsu la peinture, la sculpture l’architecte, l’artisanat et la photographie. Michael Lucken décrit cette évolution du statut des oeuvres d’art au travers des sociétés d’art et décrit au passage l’interaction entre la création et l’exposition. Le transfert progressif de l’intérêt pour un chef-d’oeuvre à l’intérêt pour l’ensemble de l’oeuvre d’un
artiste s’accompagne pendant l’ère Taisho d’une étonnante démarche mystique inspirée notamment par le christianisme russe.
L’idée même d’exposition est étrangère à la peinture traditionnelle chinoise,comme le dit si fortement Nicole Vandier-Nicolas, fondatrice de la chaire d’histoire de l’art de l’Extrême-Orient à l’Université Paris-Sorbonne, dans un entretien avec Souren Melikian. Avec un sens étonnant de la concision,elle balaye – comme le ferait un radar – deux mille ans de pratique de peinture lettrée chinoise en soulignant son lien permanent avec les courants métaphysiques. Ce statut particulier de la peinture chinoise, et au-delà des arts, est analysé dans leur rapport avec le confucianisme par Stephen G. Goldberg. On ne s’étonnera pas de l’importance que prend le dialogue entre l’auteur de l’oeuvre et celui qui la regarde : il indique, voire produit, les identités sociales respectives.


La deuxième partie est consacrée aux pratiques artistiques et se divise en deux ensembles. Le premier s’intéresse à la commande, la collection et la transmission des
« oeuvres ». Au travers de sept contributions, nous avons essayé de fournir un panorama large à la fois dans le temps et dans l’espace : des commandes inscrites dans les bronzes rituels de la Chine ancienne (Flora Blanchon), aux livres illustrés du Japon moderne (Christophe Marquet), en passant par le rôle des femmes au Tamil Nadu (Vincent Lefèvre), l’impact de la commande sur la pratique amateur en Chine (Muriel Peytavin), les débuts de la commercialisation des peintures à la fin des Ming (Ivan P. Kamenarović) et l’histoire d’un collectionneur chinois de la dynastie Qing (Éric Lefebvre). Dans ma contribution, j’ai voulu décrire la lente évolution des  inscriptions sur les pièces rituelles de bronze et montrer comment la charge rituelle confiée à l’inscription disparaît progressivement et n’est pratiquement plus lisible après la constitution de l’empire Han. L’inscription dans le bronze de ces textes atteste de la valeur de l’écrit et, comme le note Yolaine Escande, l’art de l’écriture devient pour les lettrés chinois la référence essentielle de leur art pictural . Il resterait à faire le lien avec les recherches de Redouane Djamouri sur les liens entre écriture et divination pour entrer en résonance avec les deux chapitres suivants consacrés à la calligraphie . Dans le monde indien, un autre aspect de la commande est abordé sous l’angle du rôle des femmes par Vincent Lefèvre qui montre comment la faible participation des femmes reflète les divisions sociales des tâches. Muriel Peytavin rappelle les limites dans lesquelles un lettré chinois est amené à produire une oeuvre autrement que pour lui-même et en quoi le thème, la composition, les matériaux utilisés, le style, etc. répondent à la demande et aux récipiendaires qui les détiennent. Son analyse est essentiellement fondée sur la période qui va des Yuan aux Ming. C’est la fin des Ming qu’Ivan P. Kamenarović nous invite à considérer avec les modifications en gestation dans le statut des lettrés et des « artistes » qui conduisent à la création d’un marché de l’art ou à tout le moins à la généralisation de pratiques commerciales. La volonté frénétique des premiers empereurs Qing de s’approprier la culture chinoise gonfle les commandes officielles et remplit les collections de la cour. Cependant, à la fin du xviiie siècle, les collections privées prennent le relais du rôle moteur joué par la cour. Éric Lefebvre décrit le parcours d’un haut fonctionnaire, Ruan Yuan (1796-1821), qui, à titre personnel et à sa manière, met en oeuvre des pratiques patrimoniales nouvelles (inventaire minutieux, souci de conservation, mesures de protection etc.). Enfin, Christophe Marquet traite aussi de la transmission, mais sous la forme de l’apprentissage. Il s’intéresse aux gafu d’abord conçus comme des livres d’études mais qui prendront des formes et des fonctions nouvelles, pour devenir de véritables supports de création. Cette évolution, qui dégagera ces livres de leur modèle chinois, en fera un véritable espace de liberté pour les artistes.
Le deuxième ensemble aborde directement le processus créatif et commence par l’art qui est le plus étrange aux yeux de l’amateur occidental : la calligraphie. Jean-Marie Simonet et Léon Vandermeersch entrent dans un dialogue, l’un avec un essai de définition du caractère chinois, le second avec l’exemple de la « cursive folle », fruit de la rencontre du taoïsme et du bouddhisme zen sous les Tang. La construction originelle du système chinois d’écriture fait toujours l’objet de débats sur la genèse divinatoire de l’idéographie chinoise. Le problème est central dans la perception de « l’altérité radicale » du monde sinisé et ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la question de l’art en Chine.
C’est à une autre illustration de l’importance de la calligraphie que Laure Schwartz-Arenales nous invite en identifiant des caractères sur les décors d’une peinture japonaise de l’époque Heian. Le renouvellement du regard face à l’iconographie et la relecture d’un motif de ce nehan-zu la conduisent à réinterpréter l’inscription de l’oeuvre dans la problématique des espaces bouddhiques / espaces profanes et paysagers, oeuvres écrites ou peintes.
Un éclairage inhabituel sur la peinture chinoise est apporté par Uta Lauer qui choisit de s’intéresser à la feuille de bananier comme support de l’oeuvre peinte Son origine naturelle, non transformée, ne gêne pas un Huaisu dont le talent est mis en valeur par l’inadéquation et la pauvreté du support. Ce non-coût exaltera la vertu économe d’un empereur comme Qianlong des Qing.

La question de l’art nomade, qui se pose également dans l’art occidental, est abordée par Isabelle Charleux concernant l’art mongol. Les développements sur la Mongolie sont malheureusement trop rares en langue française. Le panorama complet dressé à la suite d’une thèse brillante de l’auteur contribue à combler cette lacune et positionne la problématique spécifique de l’art des steppes. À l’heure où les archéologues et les historiens remettent en question la thèse simplificatrice de la dépendance économique des nomades, réduits à l’alternative marchands/pillards (traiders/raiders), qu’en est-il dans le domaine artistique ?

La troisième partie est délibérément contemporaine. Intitulée « Coups et contre coups », nous avons choisi d’y exposer des itinéraires individuels d’artistes pris dans les tensions de la modernité ou des difficultés de positionnement national.
L’exposé de Yi Mijeong sur la problématique de l’approche de l’histoire de l’art en Corée au xxe siècle en est un exemple saisissant. Les itinéraires sont marqués par la violence de la colonisation ou les soubresauts qui ont marqué sa fin – au Vietnam avec Nadine André-Pallois – mais aussi par la découverte du voisin indien – avec Ker Yin sur le peintre birman Aung Soe – ou japonais – avec Marie Laureillard sur le peintre chinois Feng Zikai. Les persiflements pour provincialisme d’un peintre chinois « régional » sont décrits au travers de Ryckmans par Nicolas Idier. Ils conduiront l’artiste à la folie, triste illustration dans l’art du poids d’une pensée dominante. En contrepoint, Peng Changming termine cette partie en évoquant l’impact de la peinture chinoise sur trois peintres
occidentaux : Marc Tobey, André Masson et Henri Michaux en montrant ce
qu’il y a de commun et de différent dans leur approche de la peinture chinoise et les raisons qui peuvent expliquer les convergences ou divergences entre les deux traditions picturales.
Nous n’avons pas la prétention d’avoir fourni toutes les clés de la compréhension de l’art en Asie orientale. Mais nous serons heureux si, au détour d’une phrase ou d’un chapitre, le lecteur ressent soit le plaisir de voir s’éclairer une zone jusqu’alors un peu sombre ou floue, soit, surtout, le besoin impérieux d’en savoir plus.
Flora Blanchon

Retour vers la question de l’Art en Asie orientale

Rêve de Jade préface

Rêve de Jade

Préface
par Flora Blanchon
Retour vers Rêve de Jade


 » Dans la tête de l’artiste , d’abord il y a 2 façons de décrire un arbre :
1- par le dessin d’imitation comme on l’apprend dans les écoles de dessin européennes
2- par le sentiment que son approche et sa contemplation vous suggèrent comme les Orientaux .« 
Henri Matisse, La naissance de l’arbre, juin 1943.

Dessiner l’arbre, c’est le raconter, c’est le sauver : mais combien de façons de le raconter ? Les artistes, d’ici et là-bas, possèdent en partage la nature et en héritage les mythes, les récits et l’histoire et donnent à voir comment ils inventent le paysage.

Pour toute la tradition occidentale, de la genèse au siècle des lumières, la nature est à la disposition de l’homme : il doit la maîtriser et se l’approprier. Elle n’est que peu présente en tant que telle dans l’iconographie classique. Au mieux elle sert de fond, pour donner une note d’ambiance comme on dirait aujourd’hui. Diderot dans un souci de rationalité propose d’en diviser la représentation en deux caté-gories : « l’héroïque et la champêtre (ou pastorale) ». Le style héroïque, de mémoire, comprend tout ce que l’art et la nature présentent aux yeux de plus grand et de plus majestueux. Les peintres y admettent des temples, des sépultures antiques, des maisons de plaisance d’une architecture superbe, etc. Au contraire, le style champêtre représente une nature toute simple, sans artifices, dans « une négligence qui lui sied souvent mieux que les embellissements de l’art ». La première forme d’appropriation est pour ses constructions et ses « machines » spectaculaires, la seconde pour ses ébats et ses rêveries avec les bergers et les troupeaux.

En Chine, l’art du paysage s’est développé à partir du troisième siècle. Epoque sombre de son histoire, comme le note Nicole Nicolas-Vandier , qui voit l’affaissement progressif de quatre siècles d’ordre confucéen, et la première fragmentation de l’empire sous l’effet de la poussée des barbares du nord. Le courant taoïste, qui s’était déjà manifesté lors de la révolte des Turbans jaunes, déborde les élites et, sans rejeter totalement Confucius, met l’accent sur la recherche métaphysique, favorisant la spontanéité, la vision intérieure et l’intuition.
Paul Demiéville montre bien comment la montagne (shan) devient alors le lieu privilégié pour l’expression des émotions philosophiques et esthétiques. Elle permet de s’évader d’un monde troublé où l’idéal confucianiste n’est plus réalisable. Le caractère xian « immortel » est formé d’un homme à gauche l’homme et de la montagne à droite. Le vent, assimilé au Souffle, est promu au rang de médiateur et sert à illustrer les rapports philosophiques entre l’homme (le monde humain), la terre (le monde de la nature) et le ciel (le monde du Tao). L’eau (shui) reste associée à l’idée d’intelligence, de mobilité, de culture. On lit déjà dans Les Entretiens de Confucius (Lunyu, VI, 21) : « L’intelligence prend plaisir à l’eau, mais la bienfaisance à la montagne ; car l’intelligence est mobile, mais la bienfaisance est calme. L’intelligence fait vivre content ; la bienfaisance fait vivre longtemps. » Les deux éléments sont en tout état de cause complémentaires et indissociables.

Shanshui (mot à mot montagne-eau) commence à être employé au sens technique de « paysage » pendant la période des Six dynasties ( IVe-VIe siècles ) L’apparition de ce terme est contemporaine d’une approche nouvelle qui consiste à trouver la montagne belle en soi et non plus seulement comme lieu inquiétant où vivent les bêtes sauvages, lieu de culte, ou plus prosaïquement simple réservoir à bois de construction ou mines de sel. L’émergence du concept de beau apparaît de son côté dans un poème de Yuan Shansong (401) : « .. faire l’éloge de la beauté du paysage… plus je me familiarisais avec ce paysage, plus je le trouvais beau. » Le poète Xie Lingyun (385-433), en voyage sur une montagne du Zhejiang, ajoute au sentiment du beau, la recherche de la communion avec le cosmos, avec la nature : « C’est pour mieux observer sans relâche la Voie… [être] en paix dans l’ordre naturel des choses…. »

Dans le domaine minéral, le jade (yu) est depuis le néolithique, à la fois matériau, objet et image de l’Univers. Aux yeux des lettrés, il entretient une relation particulière avec la notion de paysage. À la fois Lieu-Saint, Ciel, Terre et Univers, il évoque les correspondances entre le microcosme et le macrocosme et procède de tous les domaines de la civilisation chinoise, de l’art, de la philosophie et des spéculations religieuses. Comme il est écrit dans les Mémoires sur les Rites, Liji : « Le jade est comme un symbole de vertu pour l’homme parfait ». En projetant sur le jade autant de valeurs, les lettrés lui confèrent une place unique dans le monde chinois.

Le modèle initial des paysages en jade apparaît pendant la dynastie des Song (960-1276). Le milieu des lettrés est désormais régi par des règles précises et péremptoires, qu’il s’agisse de l’installation de leur « ermitage », de leur cabinet de travail, de leur bibliothèque, ou du choix des peintures et des « outils » indispensables à l’activité artistique ou littéraire (encre, pinceaux, brûle-parfum…), ou encore de l’aménagement des jardins. On trouve des paysages gravés sur les paravents en jade mais ils sont alors considérés comme de simples objets décoratifs et n’apparaissent pas encore comme indispensables à l’environnement immédiat du lettré. Les jades-paysagers sont encore peu répandus et sont aussi appréciés en raison de leur rareté et de leur coût.
Les lettrés de la dynastie Qing (1644-1911) s’intéressent à la capacité du jade à représenter la nature à la manière des peintures de paysages sur la soie ou le papier. La production des jades-paysagers et les jades-montagnes (yushan) se développe pendant le règne de Qianlong. L’engouement des lettrés est immédiat. Pour eux, les jades-paysagers l’emportent rapidement sur toutes les autres modèles. Ils deviennent un élément essentiel de l’activité intellectuelle et artistique, gagnant peu à peu les autres couches de la société, principalement à partir de 1760, après l’annexion du Xinjiang qui amène une quantité suffisante de pierre sur le marché. Les recherches sur le jade atteignent leur apogée. S’instaure alors une véritable « culture du jade », partagée par trois principaux groupes sociaux avec toutefois des écarts sensibles de perception. Le plus significatif et le plus visible, est représenté par l’empereur Qianlong, les grands collectionneurs, et dans une moindre mesure, les riches commerçants. Le deuxième groupe comprend les fabricants de pièces de jade répartis dans les lieux de production historiques – Pékin, Suzhou et Yangzhou -, et dans la province du Xinjiang. Plus difficile à cerner, le troisième et dernier groupe est constitué par les lettrés, notamment ceux de Suzhou et de Yangzhou qui essaient de donner un sens aux jades-paysagers en les rapprochant de leurs recherches sur l’esthétique des jardins et du paysage.
À chacun des groupes correspond naturellement une approche spécifique du jade, mais ce sont les appréciations des lettrés qui créent les conditions de l’intention de la représentation paysagère et nous invitent ensuite à la déchiffrer par le prisme des symboles, et également de façon intuitive. L’évolution de la conception paysagère se construit principalement à partir des œuvres littéraires inspirées par les jades-montagnes. La glose concerne le jeu des transformations et des co-résonances, la variation des thèmes, et l’analyse des relations entre la forme et le contenu, le signifiant et le signifié. Le contenu peut s’exprimer dans des formes qui varient comme les éléments constitutifs d’un langage, selon les moments et les milieux.

Cet essai de Roland Lin Chih-Hung me paraît caractéristique d’une démarche qui consiste à s’appuyer sur des dénominations déjà attestées dans la littérature chinoise, pour identifier les ajustements possibles avec les concepts proposés par Augustin Berque et la nouvelle école paysagère. Ces derniers ne sont pas d’un maniement très aisés et l’auteur n’en a plus que de mérite. Roland Lin Chih-Hung nous permet en outre, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, de voir au travers de son regard, les plus belles pièces de la collection de jades de Yeh Bor-wen, elle-même magnifique témoignage de la puissance et de la richesse de la Chine pendant l’ère Qianlong.

Flora Blanchon

Art indien Introduction générale

Introduction générale

Par Edith Parlier-Renault


Aujourd’hui encore l’image est omniprésente dans le monde indien. Son apparition y est pourtant plus tardive que dans d’autres civilisations, même s’il faut prendre en compte la disparition éventuelle de témoignages plus anciens que les premières oeuvres connues, datées des débuts du IIIe siècle av. J. C. Pendant toute la période védique (vers 1500 av.J. C.-500 av.J. C.env.) l’Inde semble se passer d’images. Les débuts du bouddhisme (vers 500 av. J. C.-vers 300 av. J. C.) révèlent la même réticence à l’égard des représentations. Dans le premier art bouddhique (IIe-Ie siècle av. J. C.) le Buddha n’est encore évoqué qu’à travers des symboles. C’est d’abord par le biais d’effigies liées à des cultes locaux de la fécondité sur lesquels les textes restent extrêmement elliptiques que la figure humaine s’est peu à peu imposée dans l’art.
L’évolution qui s’amorce à cet égard au commencement de notre ère n’en est que plus frappante. Elle touche à peu près au même moment, entre le Ie et le IIIe siècle, les trois grandes religions nées en Inde, bouddhisme, hindouisme, jaïnisme, sans doute sous l’effet du courant dévotionnel qui imprègne à des degrés variables tous les milieux religieux. A partir de cette époque se fait sentir la nécessité d’incarner sous une forme tangible le Buddha, le Jina ou les dieux hindous. Cette affirmation de la dimension incarnée, « manifestée », inséparable du caractère transcendant des « Grands êtres » ou des dieux va permettre à l’art indien de donner libre cours à toutes ses possibilités expressives.
Les effigies bouddhiques ou jaïnes mettent au premier plan la figure du Maître spirituel (le Buddha ou le Jina), issue à la fois de l’histoire et de la légende ; les images hindoues cherchent à traduire le déploiement simultané des virtualités et des pouvoirs divins, par la multiplication des bras, des attributs, parfois des visages. Les dieux assument les rôles les plus divers, apparaissant tour à tour sous les traits de l’ascète ou du séducteur, de l’enfant ou du roi, du guerrier ou de l’épouse. A travers la variété de leurs aspects ce sont tous les domaines de l’existence qu’évoquent la sculpture et la peinture, c’est aussi tout le champ des émotions (rasa) qui s’ouvre à l’art. La théorie indienne des rasa qui place l’émotion au coeur de l’expérience esthétique et se propose d’en définir toutes les formes s’applique autant à la sculpture et à la peinture qu’aux autres domaines d’expression artistique liés à l’hindouisme (théâtre, poésie, musique…).
Même la civilisation islamique semble s’être laissée insensiblement imprégner par la perspective indienne: la peinture moghole fait une large place à la figure humaine, qu’elle aborde dans certaines oeuvres avec une subtilité et une vérité psychologiques qui renouvellent l’art de la miniature.
La prépondérance du bouddhisme jusqu’au Ve siècle va de pair avec l’essor de l’art narratif. A Sânchî, sur les stûpa du Gandhâra ou de l’Ândhra Pradesh, dans les grottes d’Ajantâ, la succession des scènes restitue dans sa dimension temporelle la vie historique du Buddha ainsi que ses existences antérieures (jâtaka) : autant qu’au Buddha lui-même, ces oeuvres font place à la communauté des fidèles, hommes et dieux confondus. Si elles retracent les étapes d’une carrière érigée en modèle, elles renvoient aussi le reflet d’une réalité souvent étonnamment familière, à peine transfigurée par la légende. Dès le VIIIe siècle, en partie sous l’influence de l’hindouisme, l’art bouddhique se détourne des cycles narratifs pour s’attacher de plus en plus au monde des représentations mythiques. Le Buddha n’apparaît presque plus désormais que dans sa dimension intemporelle, à travers l’image de culte, englobée dans le panthéon des Bouddhas et des Bodhisattvas cosmiques.
La progression de l’hindouisme à partir du Ve siècle stimule cet essor de l’imaginaire. L’art hindou illustre les grands mythes fixés vers le début de notre ère. Il leur doit son unité, par-delà les divisions régionales et la multiplicité des écoles, comme en témoigne la diffusion des formes de la divinité (mûrti) dans l’ensemble du sous-continent. Des contreforts de l’Himâlaya jusqu’à l’extrême-sud, le mariage ou l’ascèse de Çiva, les avatars de Visnu inspirent l’ensemble de la sculpture et de la peinture hindoue. La cohérence des structures mythiques n’implique pas la fixité: l’histoire de l’art hindou et bouddhique témoigne des modifications qui ont pu affecter insensiblement au cours du temps la conception du Buddha ou de la divinité.
Ouverte à la diversité des interprétations et des sensibilités, l’iconographie admet les innovations ou les créations locales, tel le Çiva enseignant du sud (Daksinâmûrti) apparu au Tamil Nâdu ou le Visnu Vaikuntha de l’Inde du nord. Mais c’est avant tout à travers le choix opéré dans le cadre du temple au sein du panthéon que se dessinent les courants régionaux. L’image donne en effet son sens au sanctuaire. Pendant une longue période, les représentations restent pourtant très discrètes. Les stûpa de Bhârhut et de Sânchî sont des dômes nus, la sculpture s’arrête aux portes de la balustrade qui les protège. Les monuments rupestres bouddhiques excavés entre le IIe siècle av. J. C. et le Ie siècle ap. J. C. sont essentiellement des lieux de résidence destinés aux moines. Le décor, généralement sobre, franchit rarement le seuil de l’entrée. Dès le IIe siècle et surtout à partir du Ve siècle, la vocation première maintenant reconnue à l’architecture religieuse-accueillir le dieu, le Buddha ou le Jina à travers son effigie- détermine une nouvelle conception du monument. La salle de monastère est centrée sur la cella contenant la figure du Buddha. De la simple hutte d’habitation, prototype des premiers édifices gupta ou pallava, aux gigantesques temples-cités du Tamil Nâdu, l’évolution du temple hindou répond à une réflexion de plus en plus approfondie sur la fonction principale du sanctuaire, qui est d’être la « maison du dieu », et, par extension, le cosmos où se manifeste sa présence.
Il faut attendre le début des invasions musulmanes pour assister à l’essor d’une architecture désormais totalement dégagée de l’image. Les réalisations de la période indo-musulmane ouvrent en ce sens à l’architecture indienne un champ entièrement nouveau.

Il est difficile de circonscrire la diffusion du modèle artistique indien : si l’on prend en compte la propagation du bouddhisme, ce modèle a imprégné l’ensemble de l’Asie orientale et son influence s’est étendue jusqu’à la Chine et au Japon, par delà les pays himâlayens. Nous avons laissé de côté dans le présent ouvrage tout ce qui relève plus particulièrement de l’expansion du bouddhisme vers l’Extrême-Orient, et nous sommes limités, pour la zone himâlayenne, au Népal, où l’indianisation ne se confond pas avec l’adoption du bouddhisme. En revanche d’autres pays himâlayens, tels le Bhoutan et le Sikkim, n’ont pas été évoqués, en premier lieu parce que leur art est encore mal connu et peu documenté, en second lieu parce qu’il est plus lié au monde tibétain qu’à l’Inde proprement dite.
C’est donc à travers l’art du Népal, de Sri Lanka et de l’Asie du Sud-Est que l’on pourra mesurer ici le rôle joué par l’art de l’Inde hors de ses frontières. S’il est indéniable que son influence a déterminé l’apparition des premières œuvres, il faut aussi observer d’emblée que l’art de ces régions n’a pu se développer que dans la mesure où il s’est aussi libéré du modèle indien pour trouver son génie propre. Ce double mouvement d’absorption et d’émancipation lui a permis parfois de poursuivre ses expérimentations plus loin qu’elles n’avaient jamais été menées à l’intérieur même de l’Inde : on a souvent dit que les plus grandes créations de l’art indien se situent en Asie du Sud-Est, et il est vrai qu’aucun site de l’Inde ne peut sans doute rivaliser avec Pagan, Angkor ou Borobudur.
C’est à Sri Lanka que nous trouvons les traces les plus anciennes de l’indianisation, puisque deux stûpa remonteraient à l’époque d’Açoka et de la première mission bouddhique.
Il n’est pas exclu que dès cette époque des contacts aient été aussi noués entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Néanmoins on s’accorde généralement pour fixer les débuts de l’indianisation aux environs de notre ère. Elle se fait de façon toute pacifique, et suit l’expansion du commerce maritime. Missionnaires bouddhiques et brahmanes hindous arrivent sans doute dans le sillage des marchands indiens. Comme en Inde, le bouddhisme est d’abord dominant, il est surtout représenté alors sous sa forme Theravâda (la « doctrine ancienne » par opposition aux courants nouveaux qui donnent naissance au Mahâyâna , ou « Grand Véhicule »). Il se diffuse à partir de l’un de ses centres les plus importants au IIe siècle, la région d’Amarâvatî, sur la côte sud-est de l’Inde: en témoigne en particulier le Buddha du style d’Amarâvatî retrouvé aux Célèbes (Indonésie). Entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est, Sri Lanka fait d’ailleurs office de relais.
Le bouddhisme s’implante progressivement en Birmanie, dans la péninsule malaise, en Indonésie, ainsi que dans le sud du Cambodge, de la Thaïlande, du Viêtnam (Champa). A l’exception de la Birmanie et de la Thaïlande, toutes ces régions voient aussi s’affirmer parallèlement le brahmanisme. C’est cette religion que les élites dirigeantes adoptent à Java, au Cambodge, au Champa. La tradition locale fait parfois remonter les lignées royales au mariage entre une princesse autochtone et un brahmane indien : ainsi dans la légende que rapporte les sources chinoises sur la fondation du royaume cambodgien du Founan (début de notre ère- milieu du VIe siècle).
Le brahmanisme, puis le bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna) apportent en effet aux dynasties règnantes le soutien d’une idéologie fortement structurée, fondée sur une symbolique et une cosmologie qui donneront toute leur mesure dans les ambitieuses fondations d’Angkor, de Java, du Champa. Les souverains khmers adhèrent au çivaïsme et inaugurent la construction des temples-montagnes. Leur plan rigoureusement réfléchi, comme la majestueuse ordonnance des sanctuaires érigées par les dynasties de Java, sont à l’image du cosmos, confondu avec le royaume dont le souverain assure la protection et la prospérité. Le Mahâyâna inspirera les plus complexes de ces monuments, le Bayon d’Angkor et le Borobudur de Java, où il s’illustre sous sa forme tantrique (Vajrayâna).

A partir du XIIIe siècle, le Mahâyâna et l’hindouisme déclinent dans toute l’Asie du Sud-Est, cèdant progressivement le pas au bouddhisme Theravâda, dont l’essor coïncide avec celui de l’art thaï : la Thaïlande voit alors se développer des styles originaux et des formes iconographiques qui se retrouvent dès cette époque dans l’ensemble de l’Asie du Sud-Est.
Pendant toute son histoire, mais surtout, bien sûr, à ces débuts, l’art de l’Asie du Sud-Est renvoie l’écho des influences indiennes. Au Cambodge et à Java les premières réalisations de l’architecture et de la statuaire hindoues révèlent une affinité avec le style pallava de l’Inde du Sud, tandis que la marque du modèle gupta est surtout perceptible dans les représentations bouddhiques. L’influence pâla (Inde orientale) se manifeste dans la sculpture de Java, mais aussi, plus tard, dans l’iconographie du bouddhisme Theravâda : le Bouddha paré, le Bouddha Mâravijaya (« vainqueur de Mâra »).
Nous avons choisi de présenter l’art de l’Asie du Sud-Est dans le cadre des états nationaux qui se sont constitués à une époque récente. Si ce cadre ne coïncide pas toujours avec l’histoire de l’art, il conditionne toutefois aujourd’hui notre approche de ces différentes cultures, qui ont toujours entretenu des liens réciproques.

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