La question de l’Art en Asie orientale
Introduction
par Flora Blanchon
À quoi se fier quand on est en présence d’une peinture chinoise, d’un tableau japonais, d’une sculpture Pallava ? À nos sensations immédiates ? À l’écoute de ce que d’autres en disent ? À la lecture des cartels au bas des oeuvres ? À notre mémoire, en se disant qu’on aurait du réviser avant de venir ? Cheminant en zigzag dans cette cueillette hasardeuse, on tente d’élaborer notre propre discours que l’on teste – prudemment – sur qui vous accompagne dans l’exposition, le musée, le site etc. Avec un peu de chance, votre interlocuteur vous fera observer un détail passé inaperçu à vos yeux ou bien fera surgir une intention de l’artiste qui transformera votre perception de l’oeuvre. Mais invariablement surgira au début ou la fin de la conversation, le mot « beau » avec son long cortège de critères d’évaluation.
Qu’en est-il en Asie ?
Avec ce volume nous allons essayer de contribuer au décentrage nécessaire pour aborder la question de l’art en Asie. Ce sujet a déjà été traité dans une publication récente imaginée lors des débats sur l’opportunité de la création du Musée Branly qu’on appelait alors Musée des Arts Premiers : Yolaine Escande et Jean-Marie Schaeffer y ont réunis des textes particulièrement utiles pour tous ceux dont l’intuition dicte l’impérieuse nécessité de ce changement de point de vue et nous ne saurions trop en recommander la lecture.
François Cheng a, de son côté, consacré cinq méditations sur la question du beau en Chine et en Occident réunies en un volume où il s’attache à dévisager la question de la beauté « en tachant de ne pas oublier l’existence du mal ». Si je me permets de le citer dans cette introduction, c’est naturellement pour inviter le lecteur à s’y reporter 3, mais c’est aussi pour souligner avec lui l’importance de la posture d’accueil et non de conquête qui nous a guidée.
Avec bonheur, Marc-Mathieu Münch a employé le titre Pluriel du beau dans l’un de ses ouvrages et nous lui avons confié le soin en préface de donner une perspective personnelle sur la tentative de recherches des invariants, des « universaux » mieux rendue par la mise au point de l’« effet de vie ».
L’expression aurait bien convenu à notre projet. « Grammaire du beau » aurait été trop ambitieux et nous suggérons donc simplement les variations du paradigme en choisissant comme titre La Question de l’art en Asie pour ce volume élaboré à partir de discussions en Sorbonne et au sein du Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne à partir de 2003.
L’ouvrage est divisé en trois parties.
La première rassemble les apports théoriques et examine en particulier les problèmes de traduction de ce qu’en Occident nous mettons dans le massif terminologique du « beau », des beaux-arts et plus globalement de l’esthétique.
Nous sommes bien conscients que le travail n’est pas fini quand nous réussissons à proposer la traduction d’un « mot » et que celle-ci est toujours porteuse de trahison comme le dit la sagesse populaire. Mais comment faire sans ce détour initial ?
François Chenet, après un rappel utile du cheminement de l’expérience esthétique en Occident de Platon à Schopenhauer, nous ouvre les portes de la compréhension du concept indien central de rasa que l’on peut traduire par saveur. On en dénombre huit auxquelles il faut en ajouter une neuvième, la saveur supra mondaine de l’Apaisé, saveur de la quiétude transcendantale qui joue un rôle considérable dans l’attitude artistique en plaçant cette dernière au seuil de la contemplation mystique. Il montre comment, dans le monde indien, l’expérience esthétique et l’expérience mystique sont jumelles, « co-utérines ». La première n’est qu’un reflet des potentiels de la seconde et entre les deux il y a plus une différence de degré que de nature. En écho, dans le domaine du texte et de la poésie, Irma Piovano montre comment le Kāmasūtra, texte aussi célèbre que mal compris, décrit l’acte sexuel comme un chef-d’oeuvre d’élégance et de beauté quand les conditions d’une union harmonieuse sont réunies. Le parallèle formel qu’elle établit avec l’Arthaśāstra, un traité politique de l’Inde ancienne, montre comment l’acte sexuel, considéré comme naturel, y est traité avec une objectivité scientifique, dégagée de toute évocation graveleuse. L’acte d’amour est associé à un rasa (sngara, rati) et reste lié à l’image de Śiva en union avec Śakti. À son tour, Édith Parlier-Renault passe de la poésie à la sculpture en faisant apparaître leur langage commun au travers de la statuaire Pallava. En parallèle à « l’expression courbe » de la poésie, analysée en différents niveaux d’expression (littéral, figuré, suggéré) et liée aussi à un rasa, elle pose la question d’un non-dit suggéré par la sculpture qui utiliserait, comme en poésie, la figure narrative du śleşa « double sens » qui permet de faire coexister deux significations dans une phrase ou un mot. L’observation fine de la sculpture inspirée du mythe de la descente du Gange permet de ressentir comment la création artistique s’apparente à la création divine, donnant ainsi une traduction concrète du cheminement spirituel décrit par François Chenet. Elle élargit en outre son analyse à la structure même des temples et à la disposition des programmes iconographiques. Rasa, kāma et śleşa sont les trois notions principales traitées dans ces chapitres et la grammaire esthétique indienne en est traversée en permanence.
Le monde sinisé n’a importé que très récemment les concepts du « beau » et de beaux-arts. Au Japon, ce n’est qu’en 1872 qu’a été forgé le mot bijutsu sur le modèle du français « beaux-arts » pour inciter les artistes et les artisans japonais à produire d’urgence des oeuvres que l’on destinait à représenter le Japon à l’Exposition universelle de Vienne de 1873.
Un regard attentif sur l’histoire de l’esthétique japonaise montre un
balancement régulier de la société entre deux options esthétiques qui sont d’une part la recherche de la sobriété, d’autre part l’attirance ou le goût du brillant.
Ces deux tendances alternent dans un mouvement de balancier, notamment sous l’effet du contact avec le comportement ou les préoccupations esthétiques venues de l’extérieur.
Les notions d’irrégularité, d’asymétrie sont extrêmement importantes dans l’évaluation des oeuvres, des choses où sont valorisées la dynamique, la fluidité et le mouvement. L’objet asymétrique ou irrégulier transpose la notion d’inachevé.Ce qui n’est pas complètement abouti est en train de se faire, reste en mouvement, est vivant et nous met devant une démarche à accomplir tenant ainsi notre attention en éveil. La sensibilité aux textures est également déterminante pour des objets qui ne sont pas uniquement à contempler mais aussi à toucher, voire à utiliser. En effet, l’utilitaire et l’esthétique sont étroitement associés dans toute la démarche classique des Japonais, tant dans l’art que dans l’architecture : Tokyo offre bien l’exemple dune ville où domine un ordre fonctionnel organique.
Les objets utilitaires par excellence ne sont pas moins considérés comme des oeuvres d’art et peuvent être exposés comme tels. Cette union entre utilitaire et esthétique, soulignée dans l’expression « beauté de l’utile » Yo no bi s’observe dans différents domaines. C’est cette expression qui a été reprise par une quantité d’artistes, d’artisans et même de stylistes japonais contemporains.
Le mot bijutsu 美術 (en chinois, meishu) a ensuite été adopté en Chinepuis a connu des transformations principalement sous l’effet des réactions nationalistes. Notamment au Japon, Okakura Tenshin, professeur à l’Université impériale de Tokyo, lui oppose en 1910 au cours d’une leçon inaugurale, un autre terme, kogei 工艺, production artisanale de tradition, sur le modèle d’un mot qui existait déjà mais de création récente, le mot bungei 文艺 signifiant « art littéraire ». Aujourd’hui, on entend par bijutsu la peinture, la sculpture l’architecte, l’artisanat et la photographie. Michael Lucken décrit cette évolution du statut des oeuvres d’art au travers des sociétés d’art et décrit au passage l’interaction entre la création et l’exposition. Le transfert progressif de l’intérêt pour un chef-d’oeuvre à l’intérêt pour l’ensemble de l’oeuvre d’un
artiste s’accompagne pendant l’ère Taisho d’une étonnante démarche mystique inspirée notamment par le christianisme russe.
L’idée même d’exposition est étrangère à la peinture traditionnelle chinoise,comme le dit si fortement Nicole Vandier-Nicolas, fondatrice de la chaire d’histoire de l’art de l’Extrême-Orient à l’Université Paris-Sorbonne, dans un entretien avec Souren Melikian. Avec un sens étonnant de la concision,elle balaye – comme le ferait un radar – deux mille ans de pratique de peinture lettrée chinoise en soulignant son lien permanent avec les courants métaphysiques. Ce statut particulier de la peinture chinoise, et au-delà des arts, est analysé dans leur rapport avec le confucianisme par Stephen G. Goldberg. On ne s’étonnera pas de l’importance que prend le dialogue entre l’auteur de l’oeuvre et celui qui la regarde : il indique, voire produit, les identités sociales respectives.
La deuxième partie est consacrée aux pratiques artistiques et se divise en deux ensembles. Le premier s’intéresse à la commande, la collection et la transmission des
« oeuvres ». Au travers de sept contributions, nous avons essayé de fournir un panorama large à la fois dans le temps et dans l’espace : des commandes inscrites dans les bronzes rituels de la Chine ancienne (Flora Blanchon), aux livres illustrés du Japon moderne (Christophe Marquet), en passant par le rôle des femmes au Tamil Nadu (Vincent Lefèvre), l’impact de la commande sur la pratique amateur en Chine (Muriel Peytavin), les débuts de la commercialisation des peintures à la fin des Ming (Ivan P. Kamenarović) et l’histoire d’un collectionneur chinois de la dynastie Qing (Éric Lefebvre). Dans ma contribution, j’ai voulu décrire la lente évolution des inscriptions sur les pièces rituelles de bronze et montrer comment la charge rituelle confiée à l’inscription disparaît progressivement et n’est pratiquement plus lisible après la constitution de l’empire Han. L’inscription dans le bronze de ces textes atteste de la valeur de l’écrit et, comme le note Yolaine Escande, l’art de l’écriture devient pour les lettrés chinois la référence essentielle de leur art pictural . Il resterait à faire le lien avec les recherches de Redouane Djamouri sur les liens entre écriture et divination pour entrer en résonance avec les deux chapitres suivants consacrés à la calligraphie . Dans le monde indien, un autre aspect de la commande est abordé sous l’angle du rôle des femmes par Vincent Lefèvre qui montre comment la faible participation des femmes reflète les divisions sociales des tâches. Muriel Peytavin rappelle les limites dans lesquelles un lettré chinois est amené à produire une oeuvre autrement que pour lui-même et en quoi le thème, la composition, les matériaux utilisés, le style, etc. répondent à la demande et aux récipiendaires qui les détiennent. Son analyse est essentiellement fondée sur la période qui va des Yuan aux Ming. C’est la fin des Ming qu’Ivan P. Kamenarović nous invite à considérer avec les modifications en gestation dans le statut des lettrés et des « artistes » qui conduisent à la création d’un marché de l’art ou à tout le moins à la généralisation de pratiques commerciales. La volonté frénétique des premiers empereurs Qing de s’approprier la culture chinoise gonfle les commandes officielles et remplit les collections de la cour. Cependant, à la fin du xviiie siècle, les collections privées prennent le relais du rôle moteur joué par la cour. Éric Lefebvre décrit le parcours d’un haut fonctionnaire, Ruan Yuan (1796-1821), qui, à titre personnel et à sa manière, met en oeuvre des pratiques patrimoniales nouvelles (inventaire minutieux, souci de conservation, mesures de protection etc.). Enfin, Christophe Marquet traite aussi de la transmission, mais sous la forme de l’apprentissage. Il s’intéresse aux gafu d’abord conçus comme des livres d’études mais qui prendront des formes et des fonctions nouvelles, pour devenir de véritables supports de création. Cette évolution, qui dégagera ces livres de leur modèle chinois, en fera un véritable espace de liberté pour les artistes.
Le deuxième ensemble aborde directement le processus créatif et commence par l’art qui est le plus étrange aux yeux de l’amateur occidental : la calligraphie. Jean-Marie Simonet et Léon Vandermeersch entrent dans un dialogue, l’un avec un essai de définition du caractère chinois, le second avec l’exemple de la « cursive folle », fruit de la rencontre du taoïsme et du bouddhisme zen sous les Tang. La construction originelle du système chinois d’écriture fait toujours l’objet de débats sur la genèse divinatoire de l’idéographie chinoise. Le problème est central dans la perception de « l’altérité radicale » du monde sinisé et ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la question de l’art en Chine.
C’est à une autre illustration de l’importance de la calligraphie que Laure Schwartz-Arenales nous invite en identifiant des caractères sur les décors d’une peinture japonaise de l’époque Heian. Le renouvellement du regard face à l’iconographie et la relecture d’un motif de ce nehan-zu la conduisent à réinterpréter l’inscription de l’oeuvre dans la problématique des espaces bouddhiques / espaces profanes et paysagers, oeuvres écrites ou peintes.
Un éclairage inhabituel sur la peinture chinoise est apporté par Uta Lauer qui choisit de s’intéresser à la feuille de bananier comme support de l’oeuvre peinte Son origine naturelle, non transformée, ne gêne pas un Huaisu dont le talent est mis en valeur par l’inadéquation et la pauvreté du support. Ce non-coût exaltera la vertu économe d’un empereur comme Qianlong des Qing.
La question de l’art nomade, qui se pose également dans l’art occidental, est abordée par Isabelle Charleux concernant l’art mongol. Les développements sur la Mongolie sont malheureusement trop rares en langue française. Le panorama complet dressé à la suite d’une thèse brillante de l’auteur contribue à combler cette lacune et positionne la problématique spécifique de l’art des steppes. À l’heure où les archéologues et les historiens remettent en question la thèse simplificatrice de la dépendance économique des nomades, réduits à l’alternative marchands/pillards (traiders/raiders), qu’en est-il dans le domaine artistique ?
La troisième partie est délibérément contemporaine. Intitulée « Coups et contre coups », nous avons choisi d’y exposer des itinéraires individuels d’artistes pris dans les tensions de la modernité ou des difficultés de positionnement national.
L’exposé de Yi Mijeong sur la problématique de l’approche de l’histoire de l’art en Corée au xxe siècle en est un exemple saisissant. Les itinéraires sont marqués par la violence de la colonisation ou les soubresauts qui ont marqué sa fin – au Vietnam avec Nadine André-Pallois – mais aussi par la découverte du voisin indien – avec Ker Yin sur le peintre birman Aung Soe – ou japonais – avec Marie Laureillard sur le peintre chinois Feng Zikai. Les persiflements pour provincialisme d’un peintre chinois « régional » sont décrits au travers de Ryckmans par Nicolas Idier. Ils conduiront l’artiste à la folie, triste illustration dans l’art du poids d’une pensée dominante. En contrepoint, Peng Changming termine cette partie en évoquant l’impact de la peinture chinoise sur trois peintres
occidentaux : Marc Tobey, André Masson et Henri Michaux en montrant ce
qu’il y a de commun et de différent dans leur approche de la peinture chinoise et les raisons qui peuvent expliquer les convergences ou divergences entre les deux traditions picturales.
Nous n’avons pas la prétention d’avoir fourni toutes les clés de la compréhension de l’art en Asie orientale. Mais nous serons heureux si, au détour d’une phrase ou d’un chapitre, le lecteur ressent soit le plaisir de voir s’éclairer une zone jusqu’alors un peu sombre ou floue, soit, surtout, le besoin impérieux d’en savoir plus.
Flora Blanchon