Doan Camthi

Introduction : Requiem pour une littérature d’illustration

Au cœur des débats qui agitent la société vietnamienne pendant le Renouveau, mouvement lancé par le parti communiste lors de son 6e congrès en 1986 sous l’influence de la Perestroïka soviétique, la littérature est directement interpellée : Peut elle continuer à fermer les yeux sur les réalités de son époque ? Doit elle servir le parti ou l’homme ? Comment rend elle à la vie ses formes, ses couleurs et ses vibrations ?
Sans critiquer ouvertement le parti ni ses principes marxistes léninistes, les écrivains réclament des changements et abordent les questions taboues. Vers 1986 1987, des textes comme Temps lointain, Un général à la retraite ou La Messagère de cristal, se démarquent du réalisme socialiste pour dénoncer la misère de l’homme ou le questionner dans les domaines du rêve et de l’inconscient. D’autres, Roseaux, Fragments de vie noirs et blancs, Les Paradis aveugles, remettent en cause la guerre ou la réforme agraire.
Un regard en amont fait prendre conscience de la lucidité des poètes tels Trân Dân et Lê Dat qui, dès 1954, ont dénoncé la servitude à laquelle le parti voulait soumettre les artistes. Leurs œuvres traduisaient, en dépit de la répression, une grande liberté à travers leur expression rythmique et lexicale. Incarcérés puis interdits de publication, ces écrivains ont été déchus de leurs « droits aux activités sociales » avant d’être réhabilités à la fin des années 1990.
Ainsi la littérature n’a t elle pas toujours été une arme au service de l’idéologie mais elle évolue malgré une étroite surveillance des autorités . Ces transformations internes, ces dynamiques endogènes doivent être ici éclairées pour dépasser la problématique rebattue des auteurs nécessairement passifs, aliénés même, face à un régime autoritaire. Nous verrons qu’à l’intérieur de l’Union des écrivains, association placée sous le double contrôle de l’État et du parti, s’élabore une critique et s’exprime une volonté de réforme.

Comment la littérature du Renouveau se situe t elle dans son époque ? Au lendemain du 30 avril 1975 qui marque la réunification, le Vietnam fait face à maintes difficultés sociales et économiques. Les guerres ont ébranlé en profondeur le pays et laissé leurs séquelles dans l’esprit de plusieurs générations. La planification de l’économie et son corollaire – une inflation croissante – entraînent une détérioration alarmante des conditions de vie. La crise avec la Chine, l’affrontement avec le Kampuchea démocratique, l’isolement par rapport au reste de l’Asie et l’embargo américain renforcent ces problèmes. Pendant ses dix premières années, la République socialiste du Vietnam se trouve parmi les pays les plus pauvres du monde. Le dénuement de l’homme est aussi matériel que moral. Son idéal ne résiste pas à l’épreuve du réel. Se dégradent par ailleurs bien des valeurs confucéennes qu’il croyait solides, tels le respect des parents, le mépris de l’argent, la fidélité conjugale, l’intégrité des fonctionnaires, la dignité humaine malgré la misère.
Face à cette situation, le réalisme socialiste peine à poursuivre sa narration positive sur les transformations « radicales » de la société depuis la Révolution et l’« homme nouveau », son héros forcément édifiant. Le 6e congrès qui marque une certaine rupture – sans jamais accepter d’ailleurs la moindre remise en cause du rôle du parti communiste – permet donc aux écrivains d’exprimer leurs premiers doutes.
La nouvelle Un général à la retraite de Nguyên Huy Thiêp, parue le 20 juin 1987 dans la revue Van Nghê, organe de l’Union des écrivains, fait l’effet d’une bombe. Cette tragédie d’un héros idéaliste qui, inapte à trouver sa place dans une société corrompue par l’argent, finit par se suicider, est relatée sur un ton détaché, dans une langue crue et avec un sens remarquable de la dérision . Si le talent du jeune écrivain est d’emblée reconnu, sa « morale » dérange. L’œuvre de Nguyên Huy Thiêp qui se poursuit en 1989 avec Il n’y a pas de roi – dont le titre, est il besoin de le rappeler, a également une forte connotation politique –, frappe par le désir du parricide. Le thème culminera dans Crime et châtiment où la mise à mort du père, qui ne relève plus de l’ordre du fantasme, est explorée dans son lien étroit avec l’inceste. Van Nghê est devenu un lieu de débat autour des textes de Nguyên Huy Thiêp, particulièrement ses récits historiques où il met dans la bouche de ses personnages des propos estimés « choquants » ou encore « salissant l’honneur national ». « Le Vietnam est une vierge qui, violée par la civilisation chinoise, en a éprouvé du plaisir, de l’humiliation et de la haine », déclare l’aventurier français de L’Or et le Feu. Nguyên Ngoc, rédacteur en chef de Van Nghê, fait alors preuve d’un courage extraordinaire en éditant dans ses colonnes non seulement des nouvelles de Nguyên Huy Thiêp, mais aussi des points de vue très différents sur cet auteur controversé.
À partir d’Un général à la retraite, tout vacille. Le 5 décembre 1987, Van Nghê publie Requiem pour une littérature d’illustration de Nguyên Minh Châu, figure majeure de la scène littéraire. Dans une confession douloureuse, l’auteur met à nu sa « lâcheté », celle de sa génération qui a « détruit sa propre personnalité et courbé sa plume devant le pouvoir ». Il montre comment la compromission avec les autorités a pour conséquence le « dédoublement » des écrivains vietnamiens : « Chacun semble écrire avec deux plumes : l’une s’adresse au lecteur normal, l’autre aux dirigeants. […]. Une parole sincère doit néces¬sairement être accompagnée d’une phrase flatteuse. Quelle lâcheté ! Au fond de lui même, tout écrivain doit le reconnaître. C’est la peur qui est à l’origine de cette veulerie. » Et il conclut par un constat amer : « Les écrivains n’ont plus de pensée, je veux dire de pensée novatrice et originale. Ils existent comme un être sans âme ou avec une âme vendue au régime. Tel est le résultat le plus grave de la littérature d’illustration . »
Lors de leurs entretiens avec les journalistes de Van Nghê, nombre de romanciers et nouvellistes « établis » prennent sans réserve position. Nguyên Minh Châu lui même exige que l’Union des écrivains soit une association « transparente et démocratique ». Nguyên Tuân se montre plus direct encore : « Regardons la vérité en face ! Osons la dire ! ». Dao Vu reconnaît : « Le problème est que nous n’avons pu ni voulu être nous mêmes en écrivant. » Ils réclament tous le « renouveau » : « Le renouveau, c’est d’abord la lucidité » (Nguyên Ngoc), « Changer pour s’améliorer et être plus original » (Huu Thinh).
Van Nghê publie aussi des reportages, genre littéraire souvent jugé marginal mais porteur de révélations et d’accusations, pour s’ouvrir à toutes les voix.
Jamais la prose ne s’est manifestée avec tant de force et de sensibilité en se donnant pour mission de « réveiller les consciences personnelles » face à l’injustice sociale croissante et d’évoquer les thèmes tabous tels la corruption ou les abus de pouvoir des fonctionnaires.
Si, avant 1975, la littérature se résumait aux seuls conflits Nous / Ennemi ou Modernité / Tradition, elle traite aujourd’hui de nos problèmes internes. […]. Alors qu’auparavant l’écrivain ne faisait que chanter la patrie et le peuple, il éprouve à l’heure actuelle le besoin d’enquêter, de débattre, d’interroger. On peut ainsi considérer les textes littéraires centrés sur les phénomènes négatifs de la société comme autant de placets et de pétitions,
écrit La Nguyên dans son article intitulé « La littérature vietnamienne à la croisée des chemins » paru dans Van Nghê le 5 novembre 1988.
Certains romanciers devenus célèbres à la faveur de la guerre, continuent à produire, mais s’écartent de leur univers habituel. Temps lointain de Lê Luu analyse l’échec d’un fils de paysans et ancien héros de guerre lors de sa « montée » à Hanoi. Peu préparé à vivre sa liberté et ses amours, le jeune homme se perd en ville, un monde en apparence paisible dont il ignore hélas les codes. Son drame, très courant, reflète les difficultés du Vietnam rural et guerrier dans son processus de modernisation. Dans La Saison des pommes de Cythère au Sud, Nguyên Minh Châu trace le portrait complexe d’un combattant de l’armée du Nord que la lâcheté et le carriérisme conduisent à la cruauté. Roseaux, une autre nouvelle de Nguyên Minh Châu, met à nu le face à face du personnage central, également cadre corrompu de l’armée du Nord, avec sa propre conscience, que l’auteur qualifie de « torture morale » où il est à la fois juge, bourreau et coupable.
Cependant, il faut attendre quelques années pour que le thème connaisse un renouvellement radical. En 1991, dans Le Chagrin de la guerre, très beau roman de Bao Ninh, un ancien soldat est tourmenté par des flots de souvenirs auxquels il essaie en vain de trouver un sens . C’est dans sa « recherche du temps perdu » qu’il découvre, à l’instar du Narrateur de Proust, sa vocation littéraire : « Il faut écrire ! Pour oublier, pour se souvenir. Pour se donner un but dans l’existence, une voie de salut, pour pouvoir supporter, garder l’espoir, continuer de vouloir. » Incapable de vivre en paix avec lui même, l’artiste maudit détruit son manuscrit inachevé. L’œuvre s’interroge sans cesse, à travers le destin de ce soldat devenu écrivain, sur le rapport de la guerre à la création. Que signifie la guerre ? Comment l’écrire ? Est il possible de la réconcilier avec la paix ?
Peu de temps après, le roman de Duong Huong, L’Embarcadère des femmes sans mari, décrit la guerre du côté féminin . Les paysannes d’un petit village souffrent de l’absence de l’être aimé. Elles risquent tout – amours interdites et désordres sexuels – pour combattre les angoisses de la destruction. La fin du récit est significative : l’héroïne s’effondre sur le cadavre de son père adoptif, cet ancien héros de Diên Biên Phu qui s’est donné la mort après avoir commis l’inceste avec elle.
L’angoisse est donc là, solidement ancrée au cœur de la victoire. Dans la même veine, la nouvelle de Vo Thi Hao, La Survivante de la Forêt qui rit, récit de la vie sur la piste Hô Chi Minh d’un groupe de jeunes femmes volontaires de l’armée du Nord que l’isolement entraîne au bord de l’hystérie, traite crûment des problèmes psychologiques et sexuels des combattantes pendant puis après le conflit, questions longtemps passées sous silence. L’œuvre foisonnante de cette écrivaine est peuplée de corps féminins victimes de la guerre. Nus, blessés, stériles ou porteurs de folie, ils sont autant de symboles du non lendemain.
L’enquête menée par la littérature sur les zones obscures de l’histoire du Vietnam apparaît nécessaire, indispensable même, pour en finir avec un passé douloureux. Certains textes remontent à l’origine du communisme pour dévoiler ses secrets, dénoncer ses crimes et participer à l’élaboration d’une prise de conscience collective. Deux mouvements organisés sous la direction du parti communiste, la réforme agraire (1953 1956) et la lutte contre les révisionnistes (1967 1972), sur lesquels les livres d’histoire se taisent, sont entrés dans la fiction. Leurs auteurs ont souvent une expérience directe des faits. Duong Thu Huong – Les Paradis aveugles –, Vo Thi Hao – Le Songe du hibou – ou Lê Minh Khuê – Un petit drame – mettent en scène les enfants de victimes de la réforme agraire, qui souffrent aujourd’hui de la solitude et de l’humiliation. Leurs récits démontrent ainsi la pérennité de la violence d’État. Dans ces textes traversés par des images de sang et de boue, les jeunes héros pressentent avec acuité une destinée tragique, d’où leur comportement suicidaire et leur renoncement à la fonction procréatrice.
Quant à Bui Ngoc Tân, auteur du roman Récit de l’an 2000, il a été victime du mouvement antirévisionniste qui a frappé l’élite révolutionnaire. Trente ans plus tard, il transpose ses expériences de détention dans un camp de rééducation en ce texte sensible, vigoureux et âpre sur les conditions humaines. L’œuvre, détruite par autodafé lors de sa parution en 2000, rappelle à bien des égards L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne.
Les auteurs disent avec clairvoyance comment, au Vietnam, la démocratie politique et les libertés individuelles, fondements des sociétés civiles, ont été souvent sacrifiées au nom de l’indépendance nationale. Leur évocation des conflits internes et des vendettas entre membres d’une famille ou d’une communauté, les place en porte à faux vis à vis du discours officiel qui chante la « solidarité millénaire » du peuple sous la direction du parti.
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Le Renouveau bien engagé, ne serait ce que sur le plan économique, le marxisme léninisme peine à survivre, comme en témoigne la formule contradictoire du gouvernement : « Une économie de marché à orientation socialiste. » À Hanoi, capitale autrefois austère et aujourd’hui nouveau membre de l’OMC, les slogans sur la pensée de Hô Chi Minh côtoient les publicités pour Hilton Opéra (le vrai hôtel de luxe et non pas l’ancienne prison pour aviateurs de B 52), les affiches de la lutte contre le sida et les vœux de bienvenue au président des États Unis, devenus le premier partenaire commercial du Vietnam.
Un tel terreau a favorisé l’émergence d’une génération d’auteurs qui bénéficie directement des acquis du Renouveau . Si tous n’ont pas moins de trente ans, la plupart sont jeunes : Khuong Ha Bui est née en 1985, Vu Phuong Nghi en 1983, Lynh Bacardi en 1981, Vi Thuy Linh en 1980, Nguyên Thi Thuy Quynh en 1979, Bui Chat en 1979, Ly Doi en 1978, Nguyên Ngoc Tu et Dô Hoang Diêu en 1976, Nguyên Huu Hông Minh en 1972, Nguyên Binh Phuong en 1965, Nguyên Viêt Ha et Trân Vu en 1962, pour ne citer qu’eux. Porte parole de la jeunesse, immense – les trois quarts de la population ont grandi loin des combats –, ils incarnent l’évolution de la littérature contemporaine qui, d’abord centrée sur les questions socio politiques, explore désormais la pluralité des voies de l’expression littéraire, afin de traduire les nouveaux rapports du Vietnam au monde, sa complexité, la rapidité croissante avec laquelle il se transforme.
Comment écrire ? Telle est la question capitale à leurs yeux. Le sujet compte toujours mais le matériau, la sensibilité, le style, la composition demeurent des préoccupations non moins grandes. Un contenu nouveau est pour eux indissociable d’une forme inédite. Leur ambition est élevée : plus qu’une arme idéologique ou un simple véhicule de la pensée, la littérature doit être une création. Ils sont nombreux à manifester le désir d’accomplir consciemment l’acte d’écriture. Dans le travail de Bui Hoang Vi, Nguyên Viêt Ha ou Trân Vu, la littérature se met en scène et s’interroge sur sa raison d’être, sa spécificité par rapport à d’autres arts. Dès 1988, dans un roman paru à Hanoi, La Messagère de cristal, Pham Thi Hoai manifeste son engagement total dans la forme. Avec cette écrivaine née en 1960, la langue retrouve son caractère ludique, sa beauté et sa fécondité. Avant de bifurquer vers le journalisme, elle a incarné les tourments créatifs du Vietnam d’aujourd’hui .
La tentative d’abolir la frontière entre vie et littérature traduit leur soif de composer avec les mots du quotidien, un vocabulaire souvent brut – un rasoir, l’Internet, se brosser les dents, faire l’amour, des perforateurs de béton – et non plus la lune, les fleurs, l’épée ou l’alcool, autant de métaphores de référence de la prose traditionnelle. Pour Thuân, jeune romancière vivant à Paris et considérée comme la plume sans doute la plus prometteuse de la nouvelle génération, écrire ne consiste pas seulement à imaginer une intrigue mais à atteindre une organisation, rigoureuse et harmonieuse, comparable à celle d’une œuvre d’art, à créer un maillage d’annonces et d’échos . Dans une œuvre à cheval sur le Vietnam post communiste et la France contemporaine, de Made in Vietnam à Vân Vy, les sentiers de son écriture conduisent, en même temps, à l’exploration de l’homme et du monde.
De Duong Thu Huong à Thuân, en passant par Dô Hoang Diêu et Nguyên Ngoc Tu, deux nouvellistes à succès nées en 1976, les femmes prennent aujourd’hui la parole. Elles expriment, par le biais de leur art, des sentiments et des pensées que l’éducation confucéenne les obligeait à taire. Leur rôle est capital dans le renouvellement des lettres grâce à la richesse de leur imaginaire et à la variété de leurs thèmes. Le Vietnam a certes, par le passé, connu des poétesses célèbres, de Doan Thi Diêm à Hô Xuân Huong, elles étaient toutefois marginalisées. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Lors des cinq concours de nouvelles organisés par Van Nghê Quân Dôi de 1980 à 1996, les premiers prix ont tous été décernés aux femmes : Pham Thi Minh Thu en 1980, Lê Thi Thanh Minh en 1986, Y Ban en 1990, Nguyên Thi Thu Huê en 1994 et Trân Minh Ha en 1996. En 2006, une poétesse – Ly Hoang Ly – et trois écrivaines – Nguyên Ngoc Tu, Da Ngân, Thuân – ont reçu quatre des six prix de l’Union des écrivains.
Autre réalité : la prédominance de la nouvelle depuis une quinzaine d’années. Quel genre traduit mieux l’immédiateté et l’instantanéité, caractéristiques d’un pays en proie aux crises ? Quelle forme répond mieux au lecteur consommateur pressé des « temps modernes » ? La nouvelle est de surcroît adaptée à la presse, support en pleine expansion depuis le Renouveau, où les courtes fictions se mêlent souvent aux chroniques et faits divers.
Les revues, grâce à un public important, assurent par ailleurs aux nouvellistes des revenus confortables. On ne compte plus, à l’heure actuelle, les candidats aux concours de nouvelles : environ 800 auteurs pour Van Nghê Quân Dôi en 1994, plus de 1 700 pour Van Nghê en 2007. Les conditions matérielles risquent de conduire à une écriture facile, mais la réalité atteste que les brefs récits sont devenus un terrain de recherche et de création.
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La dernière décennie a consacré le retour de quelques très grands poètes longtemps proscrits tels Trân Dân, Lê Dat, Dang Dinh Hung, Phung Quan . Trân Dân, un des fondateurs du mouvement contestataire Nhân Van Giai Phâm, dont la plupart des textes sont restés inédits, s’est illustré par son refus de tout compromis politique. De lui, on connaissait notamment la strophe qui lui a valu la geôle, lors de la parution du célèbre poème Nous vaincrons en 1956 :
Je vais mon chemin
Sans voir ni la rue
Ni les maisons là bas
Je ne vois que la pluie ruisselant
Sur les drapeaux rouges.
Les caractères originaux et précurseurs de sa poésie, récemment appréciés en toute indépendance d’esprit et en dehors des interprétations politiques, permettent au public de renouer avec les valeurs esthétiques que le régime avait rejetées au profit des vertus marxistes léninistes. En réalité, l’œuvre de Trân Dân, durant sa longue clandestinité, a exercé une forte empreinte souterraine sur le travail d’une lignée d’artistes, de Nhu Huy à Duong Tuong en passant par Nguyên Huu Hông Minh. Les vers suivants révèlent un Trân Dân créateur en quête perpétuelle d’une identité singulière, d’une beauté insolite :
Longue comme toi, sauvage
Longue comme toi, dévêtue
Longue comme toi, transie
Longue comme toi, sans harmonie
Longue comme toi, timide
Longue comme toi, innocente
Longue comme toi, malheureuse.
De jeunes poètes émergent sur la scène littéraire. Citons le même Nguyên Huu Hông Minh dont le premier texte Dévorer un havre manifeste déjà un désir de rénovation et d’originalité, mais surtout Vi Thuy Linh, auteure de deux recueils de qualité – Soif et Linh – qui l’ont propulsée au premier plan de l’actualité littéraire. Née en 1980, la jeune femme écrit des vers libres qui font scandale en exaltant les amours charnelles. Avec Vi Thuy Linh, la poésie se fait subversive. Elle libère les pulsions sexuelles, engendre les figures du désir, abat les tabous :
Sur ma plante de pied, tu poses tendrement ta langue
Et tout l’univers devient liquide.
Autre signe du renouveau poétique : le mouvement Mo Miêng, fondé en 2001 à Hô Chi Minh ville par Ly Doi, Khuc Duy, Nguyên Quan, Bui Chat qui revendiquent leur marginalité comme lieu unique de combat et de création. Dans un poème intitulé Qui croyez vous que je suis ?, le jeune Ly Doi s’écrie :
… moi, citoyen ignominieux
génie alcoolique
timbré, assis dans la ruelle 47, philosophe sur les perforateurs de béton
je rêve des trous, des changements
et compose un poème à l’ancienne (au vocabulaire désuet)
sur les choses (que les habitants trouvent) évidentes !
voilà ce que je vous dis pour finir :
combien vous êtes insouciants
qui croyez vous que je suis ?
je suis celui qui crache sur son visage et sa conscience.
                                                              ¤¤¤
La marche vers une véritable liberté d’expression est chaotique, car, dès la fin de 1988, Nguyên Ngoc a dû se retirer. Trân Dô, président de la commission des arts et de la culture du parti communiste, a été écarté de ses fonctions au début de 1989 pour avoir défendu Duong Thu Huong, romancière « dissidente ». La revue Van Nghê qui a joué un rôle pilote dans le lancement du Renouveau, a perdu sa grandeur. Les écrivains recourent encore à des moyens métaphoriques pour aborder certains sujets. Une soirée autour du groupe Mo Miêng prévue à l’Institut Goethe à Hanoi le 17 juin 2005 en la présence des quatre poètes, a été interdite par la police. Un an plus tard, les autorités ont suspendu la diffusion d’un recueil des cinq poétesses du mouvement Ngua Troi en raison de son caractère « pornographique ».
Mais les progrès sont irréversibles dans le domaine des lettres. S’estompe l’image de l’artiste au service du peuple et du parti, à la fois éducateur et propagandiste. Du point de vue institutionnel, la vie littéraire a également changé. En septembre 2008, le recueil Trân Dân Poésie a été couronné par l’Union des Écrivains de Hanoi quelques mois après avoir été prohibé. Adhérer à cette institution n’est plus pour les auteurs une condition sine qua non pour se faire publier. Ils exercent divers métiers afin d’assurer leur liberté. À Hô Chi Minh ville, les membres de Mo Miêng vivent sur le trottoir, dans les taudis, les marchés aux puces, les bars, les gargotes, au milieu de la violence et du sexe. Pour contourner la censure, ils publient leur poésie sur internet ou la font circuler sous forme de photocopie.
Alors que l’État maintient son monopole dans le domaine de l’édition, il ne peut plus contrôler les pages web. Les discussions les plus animées sur Mo Miêng ou Trân Dân se déroulent sur Talawas et Tiên Vê, revues électroniques basées en Allemagne et en Australie. Le secrétaire général de l’Union des écrivains reconnaît que de nombreux débats littéraires existent « en marge » des journaux officiels. À l’âge de la mondialisation, la distinction entre l’intérieur et la diaspora est devenue absurde. Que ces jeunes auteurs vivent à Hanoi, à Hô Chi Minh ville, à Berlin, à Paris ou en Californie, que leurs conditions de vie et d’écriture ne soient pas les mêmes, leurs créations participent d’un Vietnam « autre », hétérogène et multiforme.
Sans prétendre à l’exhaustivité , cet essai analyse les thèmes essentiels de la littérature vietnamienne de 1986 à 2006 pour dresser un panorama et mettre en perspective ses orientations, ses acteurs et ses œuvres.

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