Banquier, Savant, Artiste
Préface
Flora Blanchon
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Est-il possible et comment évaluer l’ampleur et l’impact de la présence française en Asie au XXe siècle ? C’est à cette question que nous avons commencé à tenter de donner une réponse par l’évocation de personnalités et l’identification de la trace qu’ils ont pu laisser et telle qu’on peut la repérer aujourd’hui. L’idée de ce livre est née de rencontres nombreuses avec les responsables du Musée Albert Kahn et de l’idée que nous partagions que l’influence d’un pays ne se mesure pas seulement à l’aune des statistiques d’export-import et de balance commerciale.
Madame Jeanne Beausoleil, alors directrice Musée aimait à rappeler qu’entre l’Université de Paris-Sorbonne et Albert Kahn se renouait a travers ces rencontres un contact ancien dont témoigne, entre autre, une plaque de marbre dans l’entrée d’honneur de la Sorbonne. Parmi les noms des bienfaiteurs de l’Université, figure en effet celui d’Albert Kahn. Cette distinction lui avait été accordée par le Chancelier pour sa création en 1898 des « Bourses Autour du Monde » (BAM) La mission des boursiers, était de « garder les yeux ouverts » de repérer les aspirations des peuples et surtout de voir « si elles doivent conduire à des chocs violents ou si elles pourraient se concilier les unes avec les autres. » Comment ne pas souligner la modernité, voire l’urgence, d’une telle consigne, proclamée alors même que les entreprises militaires européennes rivalisaient pour se partager le monde.
Nous avons rassemblé quelques témoignages sur des personnalités très différentes aux parcours très éloignés en commençant par évoquer celui d’Albert Kahn et de son combat permanent pour une « utopie réaliste » Gilles Baud Berthier – qui a succédé à Jeanne Beausoleil à la tête du musée et avec lequel j’avais pu mettre au point ces rencontres -, souligne la modernité du parcours de cet homme animé par une foi inébranlable dans le progrès et l’humanité. L’utilisation qu’il fait d’une fortune acquise en peu de temps et immédiatement mise au service d’un projet de portée universelle, totalement dénué de toute perspective de retombées économiques, a de quoi surprendre pour un banquier. Le projet des Archives de la Planète pour lequel Albert Kahn utilise les plus avancées des techniques photographiques de l’époque, est résolument tourné vers l’avenir. L’intuition que « la perception dans le présent du possible ignoré qui s’y inscrit » est une démarche d’anthropologue à laquelle Lucien Bernot, pour ne penser qu’à lui, aurait certainement adhéré.
Avec Les Lettres chinoises de Victor Segalen présentées par Philippe Postel, avec une lucidité exempte de toute tentation hagiographique, nous abordons ensuite un autre parcours inattendu. Pourquoi un médecin militaire breton se trouve-t-il à galoper, seul, dans les plaines de la Chine du Shaanxi à la recherche du tumulus du premier empereur ? Quelle passion le pousse à militer avec ferveur pour la création d’une fondation Sinologique française à Pékin? Là aussi comme dans le cas du banquier, c’est dans le respect pour l’« autre » que se trouve la réponse. Comme l’indique Annie Joly Segalen , « Victor Segalen, médecin, n’aimait pas son métier ». Il arrive en Chine, sur le conseil de condisciples, à la recherche d’exotisme, plus exactement, avec l’attitude de l’« exote ». Mais dès qu’il se met a vouloir comprendre « l’abondance du sujet se met à gonfler, à pousser des branches de tous les cotés » Une démarche esthétique et non universitaire, le conduit à faire une oeuvre de savant, même s’il s’en défend et s’il aime à railler le « genre Sinologue sérieux avec texte planches, index, dates, notes, renvois, relents retours confer, cit…opus, ibidem » etc. ». Les historiens d’art, Français comme Chinois, savent ce qu’ils doivent à cet homme un peu frêle, au sourire lointain, comme gêné dans son costume de médecin militaire, et dont nous avons mis la photo en couverture. Elle y est en compagnie de celle d’Albert Khan, tous les deux dans une connivence au moins gestuelle avec le portrait de Madame Lam peint par Nguyen San en 1964 d’un côté et de l’autre coté avec la photo, prise par l’opérateur du banquier en 1913, d’un homme appuyé sur un piler du temple consacré à l‘épouse de Confucius à Qufu (Shandong).
L’aventure coloniale de la France en Extrême-Orient reste dans la mémoire collective attachée à l’Indochine.
En présentant trois contributions sur la présence française à Shanghai nous mettons l’accent sur un mode de présence un peu oublié de la France en Asie. Christine Cornet souligne d’abord comment les trois fonctionnaires dont elle brosse le portrait après avoir minutieusement décrit le système des concessions, ont consacré une large partie de leur carrière au maintien de la présence française en Chine. Alain Roux en contrepoint fait vivre les trois cent mille Chinois de ce Shanghai français entre 1914 et 1937 et souligne le rôle des sociétés secrètes liées au trafic de l’opium. L’ascension de Du Yuesheng, grouillot des docks de Shanghai devenu notable respecté, en même temps que parrain incontesté de toutes les activités illégales, contraignent les autorités françaises à des compromissions sur lesquelles elles auront bien du mal à revenir. Elles contribueront à alimenter le mythe d’un Shanghai secret et sulfureux qui, comme le décrit Muriel Détrie, se retrouve dans la production romanesque. La présence française illustre nos particularités nationales, réelles ou supposées : la place des femmes dans la société, le rôle des fonctionnaires, des missionnaires et une entropie au moins initiale avec la population locale, à la différence des pratiques anglo-saxonnes. Ce n’est sans doute pas un hasard si la figure du métis se retrouve si fréquemment dans le roman shanghaien. Que reste-t-il de cette période dans l’imaginaire des habitants du Shanghai d’aujourd’hui ? Zhang Yiqun, professeur de Français à l’Université de Shanghai, nous parle spontanément de parfum, de bon restaurant et d’un certain art de vivre. Douce musique pour nos oreilles, mais il montre aussi comment le Comte de Monte-Cristo atteint un tirage impressionnant, à partir d’une traduction chinoise d’une traduction anglaise.
Sur le Vietnam, la littérature est abondante. Le parti pris d’écarter les aspects militaires nous permet d’aborder la question de la présence française sous l’angle de l’Université, de la peinture et du roman. Au travers du témoignage très personnel de Léon Vandermeersch, dernier responsable actif de l’Ecole Française d’Extrême-Orient à Hanoi en 1957, et trente cinq ans plus tard invité par les autorités de l’Académie des Sciences Sociales vietnamiennes à fêter les « 90 ans d’étude de la culture et de l’histoire du Vietnam » on retrouve une posture intellectuelle, similaire à celle de Victor Segalen, faite de respect et d’ouverture, laquelle ne peut exister que si l’effort d’apprentissage de la langue permet d’atteindre une réelle intimité culturelle. On trouve une autre similitude avec ce dernier, dans cette volonté de rester poste « pour donner [tout ce qu’il] a à en dire » comme l’indique Victor Segalen dans une lettre à Debussy.
L’histoire de l’Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine montre un autre aspect injustement méconnu de la présence française au Vietnam. Nadine André-Pallois en décrivant son histoire nous donne à voir très directement des oeuvres fortes de l’interaction des artistes qui s’y côtoyaient, se fuyaient, s’évitaient, se chamaillaient mais qui finalement créaient et enseignaient De Gustave Hierholtz à Evariste Jonchère en passant par Victor Tardieu, Joseph Inguimberty ou André Maire les parcours sont certes différents mais la passion de l’art a été commune et l’intérêt croissant des galeristes pour les oeuvres de l’Ecole Vietnamienne traduit en effet positif les conditions négatives de la création de l’art moderne au Vietnam.
Le roman colonial à connu en France ses heures de gloire pendant l’entre deux guerres. Alain Quella-Villéger retrace la vie elle même romanesque et somme toute assez triste d’Herbert Wild. Géologue de formation, Jacques Deprat dû quitter Hanoi, victime d’intrigues et de soupçons de forfaiture scientifique, dont il fut lavé bien après sa mort, pour vivre au beau milieu de la France une deuxième vie de romancier sous le nom anglicisé de Herbert Wild. Il rend compte, certes ni Duras, ni London, avec émotion des difficultés entre les communautés du Vietnam d’alors et, loin du rêve colonialiste, il appelle à un métissage des sagesses d’orient et d’occident. Ce n’est pas un hasard si le roman shanghaien et cette littérature populaire ont donné une telle importance au phénomène du métissage. Les textes sont sûrement critiquables au regard du politiquement correct d’aujourd’hui mais sait-on ce que vaudra la discrimination positive dans cinquante ans ?
Les cas du Japon – article de Gérard Siary – et de l’Asie du Sud-Est dans son ensemble – article de Hugues Tertrais – sont abordés par deux contributions qui remettent la présence française dans une perspective historique.
Le choix de ces personnes ne répond pas à une quelconque volonté de représentativité sociologique scientifiquement calibrée. La liste n’est, qui pourrait le supposer, pas exhaustive, mais nous sommes convaincus qu’au travers de ces personnages, savant, banquier, artiste, auteur, fonctionnaire, pris dans leur individualité, s’est joué, et se joue aujourd’hui aussi, une certaine forme de présence française en Extrême-Orient Nous devons savoir ce qu’elle devait aux armes qui les accompagnaient, mais que, pour la plupart, ils n’ont jamais portées. La mondialisation en cours sous nos yeux nous permet-elle de rêver d’avoir le bénéfice de l’une sans le coût des autres ?