Enfances Préface

Enfances
Préface
Flora Blanchon

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« D’où suis-je ? Je suis de mon enfance.
Je suis de mon enfance comme d’un pays. »
Antoine de Saint-Exupéry

Ce quatrième volume d’Asie est écrit par des universitaires et des chercheurs en Sciences humaines et sera principalement lu par leurs confrères et, plus largement, par ce que l’on appelle le grand public cultivé. Il n’a donc pas de vocation politique, éthique ou morale. Son genre n’est pas la dénonciation ou la polémique.
Sur l’enfance en Asie, en tant qu’éditeur, il me semble indispensable de rappeler en introduction quelques informations que notre tradition universitaire nous fait souvent aborder avec prudence, voire avec retenue.
Elles concernent d’abord le travail des enfants.
L’estimation du nombre d’enfants de 5 à 15 ans au travail dans l’ensemble du monde varie de 80 millions pour le Bureau International du Travail à 200 millions pour l’Unicef. Dans l’opinion publique occidentale, l’Asie arrive toujours en tête de ce triste classement. Cela en fait une cible facile pour les pays réputés vertueux. Pourtant les pays du Nord n’en sont pas exempts : en Europe on estime que 2 millions d’enfants de moins de 18 ans travaillent sans forcément être exploités. Des abus sont manifestes en Italie, au Portugal, en Espagne et au Royaume-Uni. Les Etats-unis compteraient, selon l’International Federation of Chemical, Energy and General Workers Union, 5,5 millions d’enfants au travail.
Quant aux médias ils mettent très volontiers l’accent sur les aspects sexuels de l’exploitation des enfants, dénonçant les turpitudes en les exhibant.
La ligne de défense des responsables des pays d’Asie para”t aussi difficilement acceptable : pour eux la dénonciation du travail des enfants n’est que la traduction d’une nouvelle forme de protectionnisme. Les pays membres de l’ASEAN s’élèvent contre la mise en place de nouvelles règles qui ne tiendraient pas compte de « différences politiques et culturelles »
Pourtant ce n’est pas hurler avec les loups mais bien contre les loups que de dénoncer inlassablement l’esc1avage de millions d’enfants. Quel qu’en soit le salaire, laisser des enfants coudre des ballons de foot quatorze heures par jour, se brûler les bronches à souffler dans du verre en fusion, transporter des tonnes de briques, assouvir les caprices sexuels de touristes punais comme de bourgeois locaux, est un scandale qu’aucune raison ne peut justifier, et que nous devons contribuer à faire cesser de toutes nos forces et quel qu’en soit le prix.

Lentement mais sûrement quelques avancées permettent cependant de penser que le travail des enfants – dont la législation en Europe est tout au plus centenaire – va progressivement se trouver hors la loi. Des conférences s’organisent à l’initiative de pays comme la Thaïlande ou l’Inde, et des actes symboliques sont posés comme par exemple l’obligation d’apposer sur les tapis à l’exportation un label certifiant qu’ils n’ont pas été noués par des enfants. La récente conférence de Stockholm, rendue possible grâce notamment à l’opiniâtreté de l’ECPAT (End Child Prostitution in Asian Turism), a permis un début de prise en charge par les gouvernements du problème du tourisme sexuel, comme des autres causes de la prostitution enfantine en Asie.
Sentant la montée des opinions publiques occidentales, de grandes firmes internationales comme Lévi-Strauss, Benetton ou Adidas, essaient, avec des fortunes diverses, de montrer qu’elles surveillent très attentivement les conditions réelles de fabrication de leurs produits chez leurs sous-traitants. Quelles qu’en soient les raisons profondes la situation commence sans doute à s’inverser.
Mais combien faut-il de temps, c’est-à-dire de vies gâchées, pour que la « main invisible du marché » se gante de velours sous la pression des opinions publiques ? En attendant donc le scandale continue.
Marché mondial ou drame totalitaire ou entre les deux « socialisme de marché » je ne sais à quel enfer on peut se référer pour évoquer sans s’émouvoir les orphelinats de Shanghai ou les hôpitaux pour enfants de Pékin. Le tir croisé des raisons d’Etat n’a pour le moment pas permis de faire la lumière sur cette réalité dont pourtant on pressent l’horreur et l’étendue. En effet, il n’est malheureusement pas difficile d’imaginer quelles peuvent être les premières victimes des effets combinés du surpeuplement des hôpitaux, du déracinement de millions de gens, attirés par les centres urbains, et de la politique de l’enfant unique. Nous aimerions tous avoir d’autres certitudes que celles fondées sur la visite guidée d’orphelinats modèles.
Face à de tels problèmes nos recherches universitaires peuvent paraître pusillanimes. Pourtant nous sommes persuadés qu’elles contribuent pour leur part à leur solution. D’abord parce qu’elles passent obligatoirement par des recherches sur le terrain, qu’elles nous conduisent à voir, qu’elles font de nous des témoins. Ensuite parce que nous devons pouvoir communiquer en profondeur avec ceux que nous rencontrons : cela exige naturellement la connaissance de la langue mais aussi l’apprentissage de la culture. Enfin parce que nous avons tous appris à nous méfier de l’ethnocentrisme et de sa formulation la plus grave : le jugement de valeur. Bref parce que notre attitude est a priori celle de la compréhension.
Ces quelques lignes d’introduction n’avaient d’autre objectif que de montrer que nous savons faire aussi la différence entre la compréhension et l’intolérable.

Nous avons réparti ce parcours en trois étapes et choisi comme point de départ l’enfant-dieu dans le monde indien en ce qu’il dévoile l’enfant idéalisé, tel qu’il devrait être. A partir de l’iconographie bouddhique indienne, Edith Parlier-Renault analyse l’image de l’enfant dans la perspective bouddhique.
Râma et Krisna, septième et huitième incarnation de Visnu, font toujours en Inde l’objet de cultes très populaires. Ces deux divinités sont les héros d’épopées légendaires le Râmayana et le Mahâbhârata. Françoise L’Hernault commente une peinture légendée en écriture tamoule du XVIIIe siècle qui décrit en tableaux successifs la naissance et l’enfance de R¾ma. Charlotte Schmid met en perspective les haut faits, et bêtises, du jeune Krisna avec la figure du Dieu adulte et éclaire ses liens avec Visnu. Les arts décoratifs racontent aussi l’histoire du l’enfance de Buddha. Elle nous est présentée au travers des armoires laquées de Thaïlande par Dominique Le Bas.
Ici, l’enfant rêvé nous renvoie au domaine des dieux, chaque enfant est un Buddha potentiel. Dans le monde sinisé, par contre, cette figure symbolique s’oriente vers une société civile idéale.
Les communications de Françoise Aubin, Ivan Kamenarovic et Jean-Pierre Diény nous font franchir une étape vers la compréhension des normes qui régissent l’éducation. Toutes les trois ont à nos yeux le grand mérite de montrer la vanité des efforts politiques récents visant à gommer la richesse des réalités culturelles tant mongoles que chinoises. Toutes les trois illustrent aussi ce que nous disions plus haut du rôle des universitaires et des chercheurs : savoir, comprendre, expliquer.
Avec André Lévy, François Martin, Florence Hu-Sterk et Elizabeth Bopearachchi nous avons voulu illustrer, de manière un peu plus détendue, le regard attendri que les adultes portent dans la littérature sur leurs enfants voire sur leur propre jeunesse.
La seconde étape de ce parcours est plus anthropologique.
Jeannine Koubba et Josiane Massard-Vincent, à qui on doit la publication d’un remarquable ouvrage collectif auquel nous invitons bien volontiers le lecteur à se reporter, Annick Lévy-Ward, auteur – entre autre – d’une communication dans ce même volume sur un conte Lao, puis Fiorella Allio et Anne Vergati nous permettent de mieux pénétrer l’intimité de la relation parent-enfant et d’illustrer quelques étapes rituelles de passage à la vie adulte. Cette étape se termine sur un éclairage historique consacré au premier traité sanscrit de pédiatrie (Guy Mazars) et aux enfants impériaux dans les cours chinoises Han (Anne Behnke Kinney) et Qing (Chiu Che Bing).
Enfin, la dernière partie, pays par pays, nous conduit des traditions culturelles aux situations contemporaines pour mieux appréhender l’enfance dans l’Asie orientale moderne. Le douloureux problème du Cambodge moderne est abordé par Solange Bernard-Thierry et Marie-Alexandrine Martin. On y lit malgré tout avec plaisir, comme en écho de ce que Madame Aubin nous a appris sur la Mongolie, l’espoir d’une renaissance possible des valeurs centrales khmères.
Avec des statistiques récentes, et des expériences vécues soigneusement analysées, Gilles Baud Berthier pour la Chine, Sylvie Guichard-Anguis, Muriel Jolivet et Joy Hendry pour le Japon, complètent cet ensemble où nous avons privilégié la rigueur de l’information plutôt que l’exhaustivité ou le sensationnel. Enfin Thanh-Tam Langlet témoigne pour le Viêt-Nam du questionnement de l’observateur impliqué. Avec Enfances nous avons conscience d’avoir abordé un domaine plus sensible, plus affectif et donc sujet de passion.

Je remercie, tout particulièrement Edith Parlier-Renault dont l’aide a été précieuse pour la réalisation de ce quatrième volume de la collection.
Flora Blanchon