Savourer, Goûter Préface

Savourer, Goûter
Préface
Flora Blanchon

                                                                                   // retour Savourer, Goûter//

Ce troisième volume de notre collection aurait sans doute été écrit différemment si aucun des collaborateurs du Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne n’avait, à des titres divers, rencontré, Lucien Bernot, que ce soit comme Professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, comme Professeur au Collège de France à la chaire de «Sociographie de l’Asie du Sud-Est», comme maître, comme collègue ou, mieux, comme ami.
Un recueil publié récement par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales donne dans sa bibliographie, un aperçu du vaste champ de ses recherches et de la particularité de sa démarche, dans laquelle notamment la connaissance des langues prend une importance particulière. Avec André Leroi-Gourhan et André-Georges Haudricourt, il porte aux faits techniques un intérêt privilégié. Sa «méthode ethnographique», exempte de tout a priori théorique, le conduit à attacher une importance majeure au milieu naturel et au rapport que le groupe humain entretient avec celui-ci.
Un de ses élèves, Charles MacDonald , évoquant avec émotion le jardin d’Antony (où pousse la coriandre et où coule le blanc sec) lui rend hommage : «… étudier plus particulièrment des micro-détails, … fouiller dans les franges qui entourent chaque activité humaine, compliquant ce qui paraissait simple et révélant qu’il existait autre chose à trouver, le “primordial”… ces petits détails – petits parce que cachés, détails parce que souvent omis dans les récits des informateurs – nous semblent en fait capitaux, sinon primordiaux» . L’ethnographie telle que l’a enseignée Lucien Bernot, poursuit -il, est faite de la recherche simultanée du «global» et du «détail», en rapport avec le «concret».
Lucien Bernot a travaillé sur l’alimentation et sur les saveurs et encouragé les chercheurs qui ont exploré ce domaine et présenté des thèses . Ses élèves ont écrit des textes sur l’alimentation de l’Asie orientale , sur celle de l’Afrique, et aussi, de France. Ainsi, le thé , le gugur tchai (thé salé au beurre), les tsampa (farine d’orge grillée), l’arak, le paddy, etc. sont décrits dans le détail. La réunion qui s’est tenue le 6 juin 1994 à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris, sous le patronage de la Commission internationale sur l’anthropologie de l’alimentation, fut entièrement consacrée à l’apport et l’influence de Lucien Bernot dans les études d’alimentation concernant les sociétés d’Asie du Sud-Est.

Au tout début du printemps 1993, sachant que je trouverais une oreille attentive, je lui avais fait part du projet du présent volume. Il avait alors évoqué une recherche sur le salé et le sucré, avec ses connotations sur le concret et l’abstrait. Nous attendions tous avec impatience sa contribution. Sa disparition brutale pendant l’été 1993 nous en a privés : c’est bien peu de dire que nous le regrettons. Mais Lucien Bernot est présent dans ce volume, notamment à travers les textes de Madeleine Giteau, Marie-Alexandrine Martin, Marie-Claude Mahias, François Robinne, Annick Lévy-Ward, Françoise Sabban, Yn Yn Mynt, et naturellement Denise Bernot.

*
* *

Le sucré mis à part, il n’y a pas de saveur universellement appréciée ou rejetée, pas plus qu’on ne s’accorde sur le nombre de saveurs élémentaires. En Occident le dogme des quatre saveurs (le sucré, le salé, l’amer, l’acide) est récent. Aristote opposait le doux à l’amer et décrivait une continuité de saveurs sur un axe unique. Les Chinois en distinguent cinq (le doux, le salé, l’amer, l’acide et l’âcre) , les Indiens six (le sucré, le salé, l’amer, l’acide, le piquant et l’astringent).
La perception même des saveurs, quand elles sont classifiées, peut varier d’individu à individu : les mêmes produits peuvent être décrits comme «amers» par certains sujets et «sucrés» par d’autres . Brillat-Savarin évoquait les trois étapes de la perception du goût : la sensation gustative directe (sur la langue antérieure), la sensation complète (quand la saveur passe à l’arrière-bouche) et la sensation réfléchie (le moment final du jugement). Dans l’Ayurveda les saveurs sont perçues grâce à un principe localisé dans la langue et la gorge . Aujourd’hui, de nombreuses expériences scientifiques ont permis de déterminer que 90% de ce qu’on appelle le «goût» vient en réalité de l’olfaction rétro-nasale . Le goût pur n’existe pas. Il existe une infinité de sensations, autant que d’individus, et dans chaque langue une gamme de mots plus ou moins étendue pour les décrire. La seule chose dont on soit sûr est qu’un goût ne peut être que bon, mauvais, connu ou inconnu. Autant dire que les saveurs et les goûts sont multiformes et ne peuvent s’analyser au dehors du contexte culturel qui leur a permis d’exister et de se développer.

«Le ciel en cuisine»

Comme le dit Nicole Balbir , les problèmes de la pureté dans la préparation de la nourriture en Inde et les règles de la commensalité dans les textes sanscrits ont déjà été abondamment étudiés . «Bouddha ne croyait pas qu’il existât un rapport entre la «pureté» d’une personne et la «qualité» des aliments qu’elle mangeait» , c’était l’intention qui comptait. La notion de mets «purs» et «impurs» est développée dans le Ramayana à propos des animaux tués : les chèvres, les cerfs, et les sangliers que l’on offre aux dieux lors des sacrifices sont «purs», et par conséquent, pour les Arya, la consommation de ces viandes est «pure», comme l’eau est la boisson «pure».
Cependant pour imiter Rama, les ascètes et les brahmanes, et aussi par souci de pureté, le régime végétarien se répandit et la consommation de viande finit par disparaître. Le régime végétarien a probablement gagné l’Inde du sud, avec la popularité croissante du Bouddhisme, du Jaïnisme et plus tard du Shivaïsme . La différenciation entre régime carné et régime végétarien n’est pas toujours nette, elle varie selon les castes et selon les régions. C’est en effet au travers de l’homme que se fait dans la tradition hindoue l’éventuelle contagion impure. Le Ramayana explique qu’il est interdit d’accepter de la nourriture de la part des Candala, mais nul récompense n’est plus haute que de recevoir des aliments de la part d’un brahmane.

Dans toutes les traditions religieuses, la nourriture est un don des divinités. Ainsi, en Indonésie, Wisnu, le dieu des eaux, apporta le riz aux Balinais qui jusque là se nourrisaient exclusivement du jus de canne à sucre . Le riz est né de l’union cosmique de Wishnu et de la déesse de la Terre. Les Balinais leur font donc des offrandes tout au long du cycle de culture et leur consacrent symboliquement une partie de la récolte.
De la même façon, le gâteau modaka, essentiellement constitué de boulettes de riz mélangées à du sucre de canne, à de la farine de légumes, à des épices et à des lamelles de noix de coco frites dans le beurre de bufflone clarifié, était offert au dieu-éléphant Ganesa pour son rôle dans la préparation des champs de cannes à sucre. Les motifs iconographiques hindous commémorent fréquemment ce don.
Plus généralement il n’y a pas de fêtes religieuses qui ne s’accompagnent de mets spécifiquement préparés. Pour l’Inde du nord, Nicole Balbir témoigne, grâce à sa connaisance des textes et son expérience du terrain, du traitement des aliments et des boissons présentés aux divinités tout au long du calendrier liturgique, de la mi-janvier jusqu’à la grande fête des lumières du mois de novembre. Dans la quantité et la diversité des mets préparés pour les repas de fêtes, elle relève l’omniprésence du lait, du beurre clarifié de buffle, du sucre et des épices. «Le lait est le symbole de l’aliment parfait et complet pour les dieux et pour les hommes.»
Les ancêtres aussi reçoivent des offrandes qui donnent lieu, en Corée comme au Cambodge , à des préparations culinaires spécifiques. De la Chine ancienne à l’ensemble des foyers chinois d’aujourd’hui, le défunt, reconnu comme ancêtre d’une lignée dynastique ou d’un commun mortel, devient l’objet d’un culte important dans lequel les aliments sont primordiaux . D’après les Rituels chinois, la première des offrandes est la «grande soupe» suivie par de nombreux «mets savoureux». La fadeur voulue de cette «grande soupe» représenterait l’état de nature, c’est-à-dire de la civilisation à ses débuts . Le thème de l’insipide, de la non-saveur, est une donnée essentielle de l’esthétique culinaire et artistique chinoises , même si les systèmes de classification ne le retienne pas explicitement. La fadeur se trouve au-delà des catégories retenues par les textes et s’étend à tous les courants de la pensée chinoise : confucianisme, taoïsme,bouddhisme. Elle est gage d’authenticité et appelle au détachement intérieur. Elle est la «qualité du centre, de la base», et se situe à la limite du sensible, là où il devient le plus ténu . L’insipidité est aussi présente dans la cuisine thaï, plus spécialement pour un mets liquide qui accompagne tout le repas et remplace les boissons traditionnellement absentes . Dans la Chine classique, le système de classification permet la représentation de la totalité du monde visible et invisible. Les cinq saveurs (l’acide, l’amer, le doux, l’âcre et le salé) sont données en rapport avec la succession des Cinq Agents (le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau). Les catégories classificatoires ne sont pas toujours présentées dans le même ordre, cependant le jeu de correspondances reste identique. Les saveurs entrent en correspondance avec les orients (les points cardinaux et le centre), le déroulement des saisons, les couleurs, les odeurs, la musique, les sentiments, les viscères et avec eux l’ensemble de la médecine traditionnelle chinoise. De plus, l’art culinaire indien intègre les vibrations des acteurs, ceux qui préparent, qui servent et qui consomment les mets et le Ramayana précise que le repas doit être pris dans une ambiance de sérénité et que l’on doit s’abstenir de pleurer, de se mettre en colère, de mentir, etc.. L’Ayurveda, «Savoir sur la Longévité», propose aussi une approche globale de l’homme et établit naturellement une classification des saveurs. Il en identifie six : le sucré, le salé, l’acide, le piquant, l’amer et l’astringent, qui sont produites par la combinaison des éléments en quantité variable (la terre, l’eau, le feu, le vent et le vide). Le salé, par exemple, correspondrait à une combinaison de l’eau et du feu. Enfin, il déduit des normes diététiques et les bases d’une pharmacopée .
Dans toute l’Asie orientale, la frontière entre l’art culinaire et la pharmacopée est extrêmement ténue. «Diététique» se dit en chinois, chixue : «école ou étude du manger», c’est-à-dire «savoir manger». Dans un ouvrage récent, Zhu Mian-Sheng, spécialiste de la médecine traditionnelle pékinoise, propose trois recettes de cuisine pour chacune des quinze maladies répertoriées . Le titre et le sous-titre choisis – Savoir manger, savoir vivre. Je me soigne en mangeant avec la cuisine chinoise – répondent à un proverbe chinois : ru he chi chu jiankang. Déjà, pendant la dynastie Zhou, au premier millénaire, les agents chargés des aliments étaient responsables de la santé du peuple. Les mets les plus exotiques à nos yeux, comme le chien, le civet de chat, les pattes d’ours, le tigre, le serpent ou le singe … appartiennent d’ailleurs à la pharmacopée traditionnelle . Les taoïstes ajoutent les verges et les testicules de cerfs séchés, les queues de biches, les bois de cerf coupés en fines lamelles, les griffes d’ours râpées (en poudre ou en pillule), les ampoules à base de foie d’ours, les racines de ginseng, etc., actuellement, en vente dans les temples comme celui de la montagne Qingcheng (Qingchengshan ou mont de la Cité bleutée) à l’ouest de Chengdu (Sichuan), où les touristes chinois, et surtout japonais, dépensent des sommes considérables pour se procurer ces mets.
En Occident, gastronomie et diététique sont également liées. Le sucre candi est utilisé pour la thérapeutique dès le Moyen Age, et Rabelais donne les propriétés des aliments et la manière dont il faut les accommoder pour les rendre à la fois délectables et digestes, en précisant en tant que médecin : «la cuisse de levrault est bonne pour les goutteux». Au XVIIème siècle, on distingue l’aliment qui «se tourne en substance du corps» comme le pain et la chair qui sont considérés comme «une bonne nourriture», des sucreries qui sont une «méchante nourriture» et qui cependant, au XVIIIème siècle, feront à nouveau partie des mets «médicamenteux» . Dans le même ordre d’idée, l’enseigne «restaurant» rappelle aussi une recette diététique.

«Manger et boire, d’ouest en est»

Les sensations du palais sont naturellement centrales dans la perception du goût et des saveurs. Mais elles ne sont pas les seuls sens sollicités dans leur appréciation.
L’odorat est très souvent associé à la perception des saveurs. Ainsi les Thai qui comptent 8 saveurs – le pimenté ou le piquant, la fadeur, le sucré, le salé, l’acide, l’amertume, l’astringent et le gras (associé au lait de noix de coco) – identifient en même temps des odeurs qui réhaussent les saveurs et distinguent le mets qui «dégage une bonne odeur sucrée» de celui qui «dégage une bonne odeur salée». Le condiment le plus utilisé sent le «pourri», dégage une odeur de «putride» et le poivre est considéré comme une odeur, alors qu’en Occident, il donne une saveur (piquante) . La gamme des perceptions sensorielles des Birmans répertorie six saveurs et montre aussi une grande sensibilité aux odeurs à un point tel que les douches et les produits odoriférants sont couramment employés avant les repas pour chasser les odeurs corporelles. On aime les fleurs, les guirlandes de jasmin d’Arabie, les odeurs ont un effet thérapeutique, voire magique. Le champ sémantique revêt un double aspect sensoriel et affectif : le baiser birman consiste à respirer l’odeur de la personne . Enfin, en Chine, où les odeurs font partie de l’environnement quotidien et où personne ne cherche à les masquer, Confucius refusait, dit-on, toute nourriture dont la couleur ou l’odeur lui paraissaient suspectes.
Les sensations liées au toucher sont aussi usuellement associées aux saveurs : le riz cuit à l’eau est «froid» et si les légumes secs sont «chauds», les légumes verts comme les fruits sont «froids», mais la papaye, la mangue et le jaque sont «chauds», et le lait de buffle est plus «froid» que le lait de vache . La tradition indienne ajoute aux six saveurs de base, leur effet post-digestif, leur potentialité ou puissance. L’altération digestive est soit sucrée et lourde (comme la terre et l’eau), soit âcre et légère (comme les autres éléments). La potentialité prend en compte 8 qualités chaud/froid, lourd/léger, onctueux/sec et tendre/aigüe. Les plantes dont la saveur est douce, amère ou astringente provoqent une sensation de fraîcheur, par contre, l’acide, le piquant ou le salé proviennent de plantes «chaudes» ; certains mets, comme les hors-d’œuvre, excitent le «feu digestif» . Les Chinois aussi considèrent la nature des aliments : froid, chaud, frais, etc., mais ils honorent avant tout «la perfection harmonieuse des saveurs, des odeurs, des couleurs et des formes (se xiang wei xing jujia)» et si l’oeil est un capteur important, le goût prime sur l’odorat et la vue qui sont en réalité des auxiliaires . Ces combinaisons des sens rendent plus ou moins compatibles des associations d’éléments ou même de plats .
Attardons-nous un instant sur la production des deux des saveurs fondamentales que sont le sucré et le salé.
Probablement originaire de Nouvelle-Guinée, la canne à sucre gagne très tôt la Chine tropicale et l’Inde qui sait la traiter depuis l’Antiquité. Propagés par les Arabes, «les roseaux qui produisent le miel sans qu’il y ait d’abeilles» arrivent dans le monde méditerranéen seulement vers la Xème siècle . Le très bel article de Marie-Claude Mahias propose une approche ethnographique, scientifique de la production du sucre brut en Inde, une étude rigoureuse de la terminologie selon le raffinage (gur, shakkar, etc.), et enfin, un éclairage sur le cheminement et les transformations de la production entre le XVIème et XIXème siècle.
Très tôt le Cambodge consomme du sucre de palme. Par contre l’alimentation japonaise courante ne connaît pas le sucre avant le XVIème siècle. Il est importé de Chine en faible quantité, à partir du VIIIème siècle, et son usage reste médicinal et réservé à la cour impériale. La culture de la canne à sucre se développe dans le sud-ouest de l’archipel à l’époque Edo (1603-1868) .
Les Indiens en général sont de grands amateurs de sucreries : le repas est toujours accompagné de sucreries à base de lait ou de fruits et la tradition veut qu’on commence toujours par du sucré. Le sucre brut est un aliment à part entière et peut simplement être accompagné d’une cuillerée de beurre clarifié chaud. Il sert de base à de nombreuses friandises et entre aussi dans la composition de nombreuses sauces. Pour les fêtes rituelles de l’Inde du nord, le sucre sert à confectionner de petites boulettes blanches et légères, sorte de meringues sans œufs et aussi de petites figurines que l’on offre et mange avec du riz sucré . Le sucré est la saveur dominante des jours d’abstinence. La saveur sucrée, produite par une combinaison où dominent la terre et l’eau, est la plus importante car elle favorise la longévité .
Ni les Khmers, ni les Thaï n’ont l’habitude de servir des desserts à la fin des repas, mais les uns et les autres consomment des fruits et des friandises à n’importe quel moment de la journée, dans la rue au hasard des rencontres de marchands ambulants. Ces gâteaux confectionnés à base de farine de riz gluant ou non, de divers graines, de noix de coco, de miel, et de sucre de palme ou de canne sont aussi offerts aux divinités. Comme en Chine et au Japon, ces sucreries sont le plus souvent consommés comme des en-cas ; de la taille d’une bouchée et appelés kashi, ils accompagnent le thé . Extrêment répandues en Asie du Sud-Est, comme en Extrême-Orient, les recettes varient d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre et les sucreries les plus célèbres sont notées dans les guides touristiques exactement comme les Bêtises de Cambrai et les Calissons d’Aix. Nous en reparlerons plus loin à propos des en-cas. La consommation de fruits frais cueillis dans le jardin peut remplacer ou accompagner les friandises.

L’identification des saveurs de base est assez immédiate et en matière de cuisine, chacun sait s’il préfère le sucré, le salé , l’épicé ou le pimenté, ou encore l’aigre-doux. La cuisine siamoise, par exemple, a toujours été considérée comme forte et piquante, car le piment est toujours présent et domine le sel. Les Thaï préfèrent au sel la saumure de poisson ou de coquillage dont le goût dépasse le salé pour se rapprocher du pourri ; ils connaissent aussi l’acide qui, comme au Cambodge, provient du citron et surtout des feuilles d’agrumes, des tiges de citronelle et du tamarin mûr (en thaï, synonyme de vinaigre) ; l’amertume des légumes et l’astringent des fruits qui manquent de maturité ; mais ces saveurs restent cantonnées au domaine de la phytothérapie. Les Indiens relèvent le goût par l’utilisation des épices, plus encore dans l’aire dravidienne que dans le nord. La cuisine tamoule propose des variations sur le thème de l’aigre-doux et de l’épicé ; sur le mélange des herbes, des épices et des condiments. Le curry désigne des mets variés qui ont en commun des épices fraîchement moulues et accompagnées d’une sauce .
Par contre, la cuisine chinoise utilise les épices et les condiments avec modération. Au gingembre, à l’ail et à la ciboule qui sont les trois aromates typiques, il faut ajouter la sauce de soja et le piment : ils sont toujours présents mais jamais dominants. La cuisine chinoise est l’une des meilleures du monde et sa renommée n’a d’égal que sa diversité. Lu Wenfu dit : «La cuisine de l’est est acide, celle de l’ouest pimentée ; au sud on mange sucré, au nord salé. Pour qualifier la cuisine de Suzhou, les gens n’ont qu’un mot à la bouche : sucrée. Mais c’est une aberration ! Car le dosage du sel est ce qu’il y a de plus subtil dans la réalisation des plats de Suzhou ; quand je dis cela, j’exclus évidemment les plats sucrés.» Si l’on en croit ce gastronome chinois le sel est «la chose la plus simple et en même temps la plus compliquée … Le sel fait ressortir tous les goûts. Une soupe de poumons de barbeaux qu’on a oublié de saler est triste, sans goût ; aucun ingrédient ne garde sa saveur. Tandis qu’avec le sel, tout y est : la fraîcheur des poumons de barbeaux, la saveur du jambon, la fluidité de la mauve d’eau, le croquant des pousses de bambou. Quand toutes les saveurs s’épanouissent, le sel s’efface. … Mais si on a mis trop de sel ? un goût vous envahit, le goût du sel ! On a raté son plat… » . Le dosage du sel est primordial dans le déroulement d’un repas : «Dans un banquet, les premiers plats doivent être bien salés ; s’ils sont trop fades, le banquet est mal parti. Pourquoi ? Parce que, quand on commence à manger, la bouche est endormie, le corps réclame du sel. Ensuite la quantité de sel doit diminuer plat après plat. un exemple : quand un banquet se compose de quarante plats, il ne faut plus mettre un grain de sel dans la soupe finale. En portant la cuillère à la bouche, tous les convives s’étonneront de sa fraîcheur. Les sels humains sont alors saturés…»
Pour relever le goût d’un mets et faire honneur à ses invités, on peut utiliser des produits sophistiqués comme les ailerons de requin et les nids d’hirondelle. Les ailerons de requin ou nageoires ventrales et extrémités cartilagineuses de la queue de différentes sortes de squales sont séchés et vendus trés chers, sous la forme de longues aiguilles d’un blanc jaunâtre. Utilisés après des trempages successifs et une cuisson en bouillon, ces ailerons permettent d’obtenir une farce de consistance gélatineuse, d’un aspect translucide et d’une texture particulière qui n’a pas beaucoup de goût. Les hirondelles, ou plus exactement les salanganes des côtes de la mer de Chine, ingurgitent la sustance gélatineuse des algues pour construire leur nid. Ces nids faits de salive sont rammassés dans les cavernes de la côte, nettoyés et séchés. En les faisant tremper, on obtient une sorte de gelée consistante et douceâtre voisine de celle que donnent les ailerons de requin et qui sert aussi à réhausser les saveurs des sauces ou des bouillons. Aujourd’hui, la plupart des pays asiatiques emploient le glutamate ou monoglutamate de sodium comme «réhausseur de goût». Il a été mis au point par les chercheurs japonais, il y a une cinquantaine d’années. Son emploi s’est généralisé dans toute la Chine après 1949, et si l’amateur de bonne chère est allergique au glutamate il peut choisir la grande cuisine de laquelle ce produit est banni ou encore prévenir ses hôtes : bu yao weijing. En Birmanie, on le nomme «poudre douce», dérivé de son nom japonais (aji-no-moto) . Ce composé chimique fait ressortir le goût naturellement salé des produits un peu fades ou des légumes un peu trop vieux.

La fraîcheur des aliments est une des valeurs cardinales de la cuisine asiatique. De l’Inde à la Chine en passant par le Cambodge et la Thaïlande, tous aiment consommer les produits immédiatement après les avoir cueillis dans les conditions les plus naturelles. Les personnages du roman de Lu Wenfu, comme les personnes rencontrées par Ken Hom au moment de son enquête sur la cuisine chinoise, se rendent au marché chaque jour et s’il le faut plusieurs fois par jour pour avoir des produits frais. Tous s’accordent pour signaler que c’est la fraîcheur des produits utilisés, et notamment des légumes et des aromates, qui est primordiale dans la réussite d’un plat : «Dans un restaurant, tous les aliments hormis les alcools, exigent la plus grande fraîcheur». Cette fraîcheur doit aussi se manifester dans le service par des mets rapidement préparés puis «sautés à la chinoise». «Il y avait autrefois un plat qui s’appelait “fricassée de poulet vivant“ : trois minutes s’écoulaient entre la mort du poulet et le moment où on le servait ; on croyait en voir encore les petits morceaux aller et venir dans l’assiette! … quel était le secret de cette vitesse ? Il n’y avait pas de secret, mais il fallait agir vite, en ayant tout prévu. Quand le sang du poulet dégouttait encore, on plongeait vivement la bête dans l’eau bouillante ; la poitrine une fois plumée, on levait les deux blancs que l’on mettait directement dans la poêle ; et on ne s’occupait pas du reste…» .

Pour accompagner les saveurs des mets asiatiques, la boisson la plus appropriée est l’eau. Les boissons plus savoureuses, et notamment le thé, sont servies à la fin des repas. En Inde, par exemple, le thé parfumé aux épices, tels la canelle, la cardamone, le clou de girofle, l’essence de rose ou de santal, se boit après le repas : il donne du fini aux plats épicés .
En Asie orientale, on consomme aussi des boissons faites à partir de la sève des palmiers à sucre, des alcools plus fruités, à base de jus de cannes à sucre, de bananes, ou encore, plus forts, à partir de la fermentation des grains de riz, toujours au Cambodge où le lait frais qui entrait autrefois dans l’alimentation des Khmers a complètement disparu . Les boissons obtenues à partir de la fermentation des grains de céréales comme la bière sont connues en Extrême-Orient depuis l’Antiquité. Enfin, la plantation de vignes gagne le monde chinois et vient compléter la gamme des vins de riz traditionnels comme le célèbre vin jaune de Shaoxing .
Parmi la littérature abondante que l’usage du thé a produit en Chine, il faut retenir le célèbre Traité du thé (Chajing) de Lu Yu (733-804). Marco Ceresa étudie le goût du thé en empruntant au vocabulaire des œnologues contemporains pour traduire la vaste gamme des sensations et des saveurs qu’il rencontre chez les érudits chinois : le thé «herbe amère» devient à l’époque de Lu Yu, et en caudalie, «douce rosée» . Au Japon, le thé occupe une place centrale, considéré comme astringent, il accompagne les douceurs . Son usage témoigne d’un véritable art de vivre : la Voie du Thé (Sadô ou Chadô au Moyen Age, puis Chanoyu au XVIème siècle) est un rituel enseigné par de grands Maîtres, fondateurs d’écoles, qui aujourd’hui comme hier, pérennisent leur sagesse au Japon et aussi en Occident . Enfin, commercialisé dans le monde entier, le thé tient une part importante dans les échanges entre l’Asie et l’Occident .

Savoir manger, savoir échanger

Les clivages sexuels de l’appréciation des goûts et des saveurs n’ont pas été abordés en tant que tels, mis à part pour la cuisine thaï . Par contre, ce que nous pensons avoir bien montré c’est le rôle central de la femme dans la préparation des aliments. On s’aperçoit cependant que dans un espace-cuisine re-défini l’introduction de nouveaux appareils modifie la posture traditionnelle de la femme cuisinant (cuisiner accroupi, cuisiner debout), et que la production et la commercialisation d’aliments standardisés contribuent à modifier son rôle dans la nourriture domestique .
Le cas balinais mis à part, la prise des repas en commun, même en dehors les fêtes rituelles, ce que nous appelons communénent la convivialité, est une valeur reconnue en Asie orientale. La consomation de viande de chien en Corée , et en Chine, est même spécifiquement associée à de bons repas partagés entre amis.
La prise des repas, à l’extérieur, c’est-à-dire dans des auberges ou des restaurants est en Asie orientale comme en Europe un phénomène relativement récent. En Chine, les restaurants sont nés dans les monastères avant de se répandre dans les bourgades et dans les villes à l’époque des Tang (618-907). Avec l’apparition d’une bourgeoisie urbaine à l’époque des Song (960-1271), les restaurants connaissent le même ordre de développement qu’en France où ils passent de moins d’une centaine en 1789 à quelque 3.000 au début du XIXème siècle. Au XIXème siècle, en Chine leur développement est lié à celui d’activités culturelles comme le théâtre ou l’opéra . Après la Révolution culturelle, le restaurant de la République populaire de Chine, pour qui en a fait l’expérience, ne semblait exister, comme les magasins d’Etat, que pour assurer un salaire à ses employés. Aujourd’hui, la situation des restaurateurs a changé, et comme en Occident on recrée les plats préférés de César, d’Auguste ou de Rabelais, à Hangzhou, ancienne capitale des Song du Sud, un restaurant sert des plats de l’époque où les banquets étaient de trente services et comprenaient des centaines de plats .

Avec le développement des échanges, à l’initiative des princes ou des élites, les cuisines traditionnelles s’interpénètrent avec les cuisines étrangères qu’elles soient asiatiques ou occidentales. L’empereur Qianlong (1736-1796) voulait préserver les traditions alimentaires des Mandchous, tout en les combinant avec celles du Jiangnan et en étant attiré par les mets Occidentaux . En Inde, les élites ont longtemps fait mine de s’intéresser à la cuisine britannique, mais il semble bien que celle-ci n’ait pas résisté à la disparition de l’empire . De nos jours, ce sont les «stars» de la cuisine qui reconnaissent leurs talents respectifs et qui échangent leur savoir .

*
* *

«Gastronome» signifie «amateur de bonne chère, qui connaît l’art de bien manger». Un vocabulaire bien de chez nous, de France, du pays du bien manger qui se traduit en chinois meishijia . Meishijia ? «…Un expert en quoi ? … En bouffe! … les étrangers ont un nom pour cela : “gastronome”» , «expert en bonne chère» … et l’idée vient de créer une association dont on donnerait la présidence à un Français : «… c’était grâce aux étrangers qu’un talent comme le sien était reconnu! … monter une association internationale de gastronomie, dont Zhu Ziye serait le vice-président, car si la place de président devait revenir à un Français, celle de vice-président se devait d’être occupée par un Chinois!»
Qu’est-ce que la gastronomie ? Une passion, comme l’écrit Jean-Robert Pitte (Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion). En Chine, le même sentiment est exprimée par Zhu Ziye, le héros du roman de Lu Wenfu,Vie et passion d’un gastronome chinois qui raconte la bonne cuisine, une vie consacrée à la dégustation des spécialités chinoises et aux manières de table à l’époque où seule était valorisée la dimension fonctionnelle de la nourriture, et où les grands chefs étaient réduits au service du peuple et de ses cantines (1950-1980) .
La gastronomie commence-t-elle avec les critiques de table ? En France, avec Grimod de La Reynière, puis Maurice Sailland, alias Curnonski, au début XIXème siècle. Ou encore avec la diffusion massive des livres de recettes et le développement des Ecoles hôtelières ? En France, au milieu du XVIIème siècle, le Cuisinier françois suivi de nombreux autres livres, sont tirés à 100 000 exemplaires. En Chine, un seul livre de cuisine a été publié entre 1965 et 1975 : Dazhong caipu ou «La cuisine des masses», mais depuis une dizaine d’années, 20 000 étudiants sont répartis dans 130 centres d’enseignement culinaire. La Cuisine chinoise authentique en neuf volumes, est en cours de publication et huit magazines sont consacrés à la cuisine.
La gastronomie est l‘art et la manière de manger les aliments, mais elle n’existe que par le discours. «La supériorité de Zhu Ziye tenait à ce qu’il savait parler» , il savait réciter les recettes de plats qu’il avait déguster autrefois, et faire «l’apologie de la bouffe» pendant des heures. Il était donc invité à donner des conférences .

Cependant, l’abus de bonne chère, la gourmandise, figure au rang des péchés capitaux donc susceptible de priver de salut, même s’il n’est pas parmi les premiers et s’il est lié non pas au plaisir coupable du palais mais à l’idée du gaspillage, lui-même contraire au partage et à la charité . Pour les Arya, se nourrir était un acte sacré puisque c’était le moyen d’entretenir aussi la vie spirituelle, mais jouir de la nourriture sans la partager était un péché grave.
Dans la nourriture d’un gourmand, les friandises occupent une place privilégiée. Le dictionnnaire universel (1690) d’Antoine Furetière nomme «friandise»… «toutes les choses qu’on mange pour le plaisir seulement, et non pour se nourrir…», même si à l’origine le mot n’a aucune connotation avec le sucré puisqu’il désigne un friand ou pâté et par extension les petits mets servis au début des repas pour donner de l’appétit, c’est-à-dire les ragousts ou hors-d’œuvre. C’est entre le XVIIème et la fin du XVIIIème siècle que la place des sucreries grandit pour, peu à peu, dominer la catégorie des «friandises» . Dans la consommation alimentaire de l’Asie orientale, les sucreries, et plus généralement les douceurs, sont bien représentées.

De la nourriture et des manières de table en Asie orientale

Reprenons la formule de Pierre Gourou : «une civilisation du végétal», c’est-à-dire du millet et aujourd’hui du sorgho, des plantes importées d’Amérique à partir du XVIème siècle (arachide, patate douce, etc.), et partout où il y a de l’eau, la rizière, qui peu à peu a gagné l’ensemble du monde asiatique .
Le riz étant en Asie la nourriture de base, il existe toute une gamme de cuissons et de préparations, au Cambodge et dans le reste de la péninsule indochinoise, en Inde, en Insulinde ou en Extrême-Orient. Le vocabulaire assimile d’ailleurs «avoir manger» à «manger du riz» : «Combien de mesures de riz as-tu mangé ?» dit le Chinois et pour le Cambodgien, «être rassasié» c’est avoir mangé du riz.
Les variétés sont nombreuses, et le riz très odorant (proche du jasmin) de Thaïlande commence à rivaliser dans les cuisines occidentales avec le riz indien. On choisira bientôt son bol de riz comme les amateurs choisissent aujourd’hui dans les magasins spécialisés entre les diverses variétés de thé. Si le riz est fade, il est le support des saveurs des autres mets : «tous les mets … sont en réalité des condiments qui ne sont pas mangés pour leur valeur nutritive propre, mais pour leur saveur et leur goût correctifs de la fadeur de l’aliment principal, l’aliment unique : le riz» . En République populaire de Chine, pendant les années 80, le condiment qui, chaque jour et à chaque repas, agrémentait le riz était le choux blanc (Brassicae chinensis). Le riz doux, à gros grains ronds riches en gluten, donne un mets à texture collante, appelé riz gluant : il est souvent servi au petit-déjeuner ou en friandise comme le «riz aux huit trésors», un riz gluant sucré additionné de graines de lotus, d’amandes, de dattes rouges, de fruits confits, de pâte de soja sucrée et de sirop de sucre brun. Le riz est aussi servi, croustillant et en potage, dans une spécialité de Suzhou appelée «le premier plat sous le ciel» , et sous forme de pâtes (nouilles, vermicelles) et de ravioles. Enfin, tous les restaurants occidentaux proposent maintenant le célèbre «riz cantonnais».
Appartenant à l’alimentation quotidienne, le riz nourrit, cale l’estomac, mais au plus haut niveau de la gastronomie, il n’est plus consommé : «Un banquet se compose de nourritures “secondaires”, auxquelles leur nombre, leur diversité et leur abondance donnent le premier rôle. Elles deviennent des plats de résistance dont il faut se rassasier, alors que le riz dans un renversement des valeurs est servi en fin de repas et n’est pas consommé. Y toucher serait une insulte pour votre hôte et signifierait que le festin est médiocre» .

En Chine, les gastronomes classent les aliments en trois catégories : fan (les céréales, comme le riz), cai (viande, poisson et légumes) et xiao chi (petits plats, en-cas).
L’histoire des en-cas remonte au moins à la dynastie Song. Ils étaient servis dans des tavernes et des échoppes à nouilles, plus ou moins mobiles. C’étaient des petits pâtés you bing, hu bing et mantou (petits pains cuits à la vapeur). Aujourd’hui, ces «petites nourritures» des marchands ambulants vont du bol de soupe aux nouilles, au petit pâté (jiaozi à la viande, aux légumes, à l’ail ou à la ciboule), auwonton (petit pâté enveloppé d’une fine pâte à nouilles) à Canton, encore appelé huntun à Chengdu, ou encore, aubaozi (petit pain farci à la viande). On les trouve aussi dans «les marchés de nuit». A Pékin, certains gastronomes affirment que l’on mange mieux dans la rue que dans les restaurants .
La ville des en-cas, est sans conteste Canton où les vendeurs ambulants sont nombreux. Les dim sum, «délices du cœur» ou «comment toucher le cœur», sont servis avec un bol de soupe garni de nouilles ou accompagnent le thé dans les maisons de thé. La gamme est infinie et de nouvelles créations la renouvellent en permanence, par ex. : des crêpes fines fourrées de crevettes émincées, de la viande hachée dans une pâte à base de taro, du riz gluant farci de poisson, de poulet ou de porc.Une maison de thé peut proposer 2 000 dim sum différents (Ken Hom p. 155). Dans le Nord, on trouve surtout des en-cas sucrés .
Les fêtes comme le Nouvel An sont l’occasion de la fabrication et de l’échange d’en-cas spécifiques comme les petits pâtés à la viande cuits à la vapeur ou ravioles cuits à la vapeur (jiaozi) ou encore poêlées à l’huile (guotie), qui dans le sud, ont la forme de lingots d’or ou d’argent, ou bien sont à l’image des dieux tutélaires de la cuisine, à la bouche barbouillée de miel. A la fête de la Lune à la mi-automne, on confectionne les gâteaux de la lune à croûte dorée, ronds comme la lune, et farcis d’une purée de haricots rouges ou de graines de lotus parfois garnie de jaunes d’œufs de cane salés.
Pendant les périodes troubles, les marchands ambulants disparaissent car, «… les mets de la rue, spécialités d’une province ou d’une bourgade, vendus presque à la sauvette, sont le symbole même de la liberté individuelle qui s’exprime dans la joie muette du casse-croûte avalé sans avoir à rendre des comptes. Emblèmes fragiles et démontables comme les étals sur lesquels ils sont en vente, ils sont confisqués dès que l’atmosphère s’empuantit de la rumeur des slogans imposant de ne manger qu’à la grande marmite commune.»
Un repas chinois se présente comme une succession de bouchées savoureuses. Leur préparation est minutieuse et se décompose en trois étapes, comme pour tous les mets :
a. Le nettoyage, l’épluchage et la «mise en condition» des denrées de base qui permet de maîtriser les odeurs naturelles, de faire mariner, d’aromatiser par macération puis d’ébaucher des formes, des couleurs et des consistances (par mélange, incorporation, trempage, friture, coloration). Il faut agir en profondeur sur le goût, la couleur et la consistance. Roland Barthes évoque la notion de cuisine du revêtement .
b. Le découpage : une des spécificités de la cuisine chinoise, s’applique à tout produit. on dénombre 200 modes de découpage . Dans les anciens Rituels, la forme de l’aliment obtenue par le découpage ou le modelage prime sur la notation des saveurs qui, par contre, deviendra prépondérante plus tard.
c. Enfin, la cuisson doit être rapide : «sauté à la chinoise» à la poêle.

La préparation en bouchées comme la découpe fine des légumes et des viandes va de pair avec l’utilisation des baguettes, caractéristique fondamentale et spécifique de l’alimentation dans l’ensemble du monde sinisé. Les baguettes ne mobilisent pas les deux mains comme le couteau et la fourchette, absents tous les deux de la table chinoise. Elles n’agressent pas la nourriture mais servent à son transport vers la bouche en un geste à la fois appliqué et souple. Ce geste lui même fait l’objet d’observations psychologiques : la manière de les tenir reflète la personnalité. Utiliser trois doigts (sur le 3ème doigt) : nature sereine, quatre doigts (sur l’annulaire) : présage d’un destin heureux, et cinq doigts (sur le petit doigt) : synonyme de noblesse, etc.. Les matières les plus diverses sont employées pour les fabriquer . La plus courante est le bois ou le bambou.

Ce tour d’horizon du goût et des saveurs en Asie orientale se veut un hommage aux pionniers qui ont ouvert cette nouvelle voie de la recherche, à la fois agréable et scientifique, palpable et indicible, une voie qui montre bien comment la frontière entre les sciences dites «dures» et les sciences humaines est ténue. On peut expliquer le raffinage du sucre et les différents curry ; mais comment dire pourquoi en Chine le thé naturellement «doux» est préféré au «sucré» ? ou encore pourquoi nos palais sont habitués à terminer le repas par une douceur ? Passer du régal des uns au dégoût des autres, c’est essayer de comprendre ce que le rôti de viande rouge est aux émincés de poulet ou de porc, ce que la sauce au vin est au nam phrik, et le fromage fort au durian. Enfin, comment terminer sans évoquer les nouveaux cépages chinois Nuitdechine, Nuitcâline qui rivalisent déjà avec les vins français pour accompagner la cuisine asiatique.

Flora Blanchon