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Rêve de Jade (Préface)


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Dans la tête de l’artiste , d’abord il y a 2 façons de décrire un arbre :
1- par le dessin d’imitation comme on l’apprend dans les écoles de dessin européennes
2- par le sentiment que son approche et sa contemplation vous suggèrent comme les Orientaux .
Henri Matisse, La naissance de l’arbre, juin 1943.

Dessiner l’arbre, c’est le raconter, c’est le sauver : mais combien de façons de le raconter ? Les artistes, d’ici et là-bas, possèdent en partage la nature et en héritage les mythes, les récits et l’histoire et donnent à voir comment ils inventent le paysage.

Pour toute la tradition occidentale, de la genèse au siècle des lumières, la nature est à la disposition de l’homme : il doit la maîtriser et se l’approprier. Elle n’est que peu présente en tant que telle dans l’iconographie classique. Au mieux elle sert de fond, pour donner une note d’ambiance comme on dirait aujourd’hui. Diderot dans un souci de rationalité propose d’en diviser la représentation en deux caté-gories : « l’héroïque et la champêtre (ou pastorale) ». Le style héroïque, de mémoire, comprend tout ce que l’art et la nature présentent aux yeux de plus grand et de plus majestueux. Les peintres y admettent des temples, des sépultures antiques, des maisons de plaisance d’une architecture superbe, etc. Au contraire, le style champêtre représente une nature toute simple, sans artifices, dans « une négligence qui lui sied souvent mieux que les embellissements de l’art ». La première forme d’appropriation est pour ses constructions et ses « machines » spectaculaires, la seconde pour ses ébats et ses rêveries avec les bergers et les troupeaux.

En Chine, l’art du paysage s’est développé à partir du troisième siècle. Epoque sombre de son histoire, comme le note Nicole Nicolas-Vandier , qui voit l’affaissement progressif de quatre siècles d’ordre confucéen, et la première fragmentation de l’empire sous l’effet de la poussée des barbares du nord. Le courant taoïste, qui s’était déjà manifesté lors de la révolte des Turbans jaunes, déborde les élites et, sans rejeter totalement Confucius, met l’accent sur la recherche métaphysique, favorisant la spontanéité, la vision intérieure et l’intuition.
Paul Demiéville montre bien comment la montagne (shan) devient alors le lieu privilégié pour l’expression des émotions philosophiques et esthétiques. Elle permet de s’évader d’un monde troublé où l’idéal confucianiste n’est plus réalisable. Le caractère xian « immortel » est formé d’un homme à gauche l’homme et de la montagne à droite. Le vent, assimilé au Souffle, est promu au rang de médiateur et sert à illustrer les rapports philosophiques entre l’homme (le monde humain), la terre (le monde de la nature) et le ciel (le monde du Tao). L’eau (shui) reste associée à l’idée d’intelligence, de mobilité, de culture. On lit déjà dans Les Entretiens de Confucius (Lunyu, VI, 21) : « L’intelligence prend plaisir à l’eau, mais la bienfaisance à la montagne ; car l’intelligence est mobile, mais la bienfaisance est calme. L’intelligence fait vivre content ; la bienfaisance fait vivre longtemps. » Les deux éléments sont en tout état de cause complémentaires et indissociables.

Shanshui (mot à mot montagne-eau) commence à être employé au sens technique de « paysage » pendant la période des Six dynasties ( IVe-VIe siècles ) L’apparition de ce terme est contemporaine d’une approche nouvelle qui consiste à trouver la montagne belle en soi et non plus seulement comme lieu inquiétant où vivent les bêtes sauvages, lieu de culte, ou plus prosaïquement simple réservoir à bois de construction ou mines de sel. L’émergence du concept de beau apparaît de son côté dans un poème de Yuan Shansong (401) : « .. faire l’éloge de la beauté du paysage… plus je me familiarisais avec ce paysage, plus je le trouvais beau. » Le poète Xie Lingyun (385-433), en voyage sur une montagne du Zhejiang, ajoute au sentiment du beau, la recherche de la communion avec le cosmos, avec la nature : « C’est pour mieux observer sans relâche la Voie… [être] en paix dans l’ordre naturel des choses…. »

Dans le domaine minéral, le jade (yu) est depuis le néolithique, à la fois matériau, objet et image de l’Univers. Aux yeux des lettrés, il entretient une relation particulière avec la notion de paysage. À la fois Lieu-Saint, Ciel, Terre et Univers, il évoque les correspondances entre le microcosme et le macrocosme et procède de tous les domaines de la civilisation chinoise, de l’art, de la philosophie et des spéculations religieuses. Comme il est écrit dans les Mémoires sur les Rites, Liji : « Le jade est comme un symbole de vertu pour l’homme parfait ». En projetant sur le jade autant de valeurs, les lettrés lui confèrent une place unique dans le monde chinois.

Le modèle initial des paysages en jade apparaît pendant la dynastie des Song (960-1276). Le milieu des lettrés est désormais régi par des règles précises et péremptoires, qu’il s’agisse de l’installation de leur « ermitage », de leur cabinet de travail, de leur bibliothèque, ou du choix des peintures et des « outils » indispensables à l’activité artistique ou littéraire (encre, pinceaux, brûle-parfum…), ou encore de l’aménagement des jardins. On trouve des paysages gravés sur les paravents en jade mais ils sont alors considérés comme de simples objets décoratifs et n’apparaissent pas encore comme indispensables à l’environnement immédiat du lettré. Les jades-paysagers sont encore peu répandus et sont aussi appréciés en raison de leur rareté et de leur coût.
Les lettrés de la dynastie Qing (1644-1911) s’intéressent à la capacité du jade à représenter la nature à la manière des peintures de paysages sur la soie ou le papier. La production des jades-paysagers et les jades-montagnes (yushan) se développe pendant le règne de Qianlong. L’engouement des lettrés est immédiat. Pour eux, les jades-paysagers l’emportent rapidement sur toutes les autres modèles. Ils deviennent un élément essentiel de l’activité intellectuelle et artistique, gagnant peu à peu les autres couches de la société, principalement à partir de 1760, après l’annexion du Xinjiang qui amène une quantité suffisante de pierre sur le marché. Les recherches sur le jade atteignent leur apogée. S’instaure alors une véritable « culture du jade », partagée par trois principaux groupes sociaux avec toutefois des écarts sensibles de perception. Le plus significatif et le plus visible, est représenté par l’empereur Qianlong, les grands collectionneurs, et dans une moindre mesure, les riches commerçants. Le deuxième groupe comprend les fabricants de pièces de jade répartis dans les lieux de production historiques – Pékin, Suzhou et Yangzhou -, et dans la province du Xinjiang. Plus difficile à cerner, le troisième et dernier groupe est constitué par les lettrés, notamment ceux de Suzhou et de Yangzhou qui essaient de donner un sens aux jades-paysagers en les rapprochant de leurs recherches sur l’esthétique des jardins et du paysage.
À chacun des groupes correspond naturellement une approche spécifique du jade, mais ce sont les appréciations des lettrés qui créent les conditions de l’intention de la représentation paysagère et nous invitent ensuite à la déchiffrer par le prisme des symboles, et également de façon intuitive. L’évolution de la conception paysagère se construit principalement à partir des œuvres littéraires inspirées par les jades-montagnes. La glose concerne le jeu des transformations et des co-résonances, la variation des thèmes, et l’analyse des relations entre la forme et le contenu, le signifiant et le signifié. Le contenu peut s’exprimer dans des formes qui varient comme les éléments constitutifs d’un langage, selon les moments et les milieux.

Cet essai de Roland Lin Chih-Hung me paraît caractéristique d’une démarche qui consiste à s’appuyer sur des dénominations déjà attestées dans la littérature chinoise, pour identifier les ajustements possibles avec les concepts proposés par Augustin Berque et la nouvelle école paysagère. Ces derniers ne sont pas d’un maniement très aisés et l’auteur n’en a plus que de mérite. Roland Lin Chih-Hung nous permet en outre, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, de voir au travers de son regard, les plus belles pièces de la collection de jades de Yeh Bor-wen, elle-même magnifique témoignage de la puissance et de la richesse de la Chine pendant l’ère Qianlong.

Flora Blanchon

Art et Histoire 2 préface

Art et histoire de Chine 2
Préface
Léon Vandermeersch

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De la fondation de l’empire en 221 av. J.-C., à la prise de Jiankang – aujourd’hui Nankin – par les Sui, qui marque la fin des Six Dynasties en 589 ap. J.-C., l’histoire de la Chine couvre six siècles, – ceux qui, en Occident, séparent la deuxième guerre Punique de la fin des Mérovingiens -, au cours desquels l’empire chinois a successivement connu l’une de ses périodes les plus brillantes, sous les deux dynasties des Han dont le nom est d’ailleurs resté attaché à la nation chinoise proprement dite, et l’une de ses périodes les plus noires, avec l’éclatement de l’autorité centrale bientôt suivi de l’occupation de la moitié septentrionale du pays par un ramassis d’ethnies barbares accourues des steppes du Nord et de l’Ouest, de la Mandchourie au Tibet.
Sous les Han, la Chine acquiert définitivement la forme de gouvernement sur laquelle s’appuiera désormais la monarchie impériale : une bureaucratie mandarinale assurément beaucoup plus souple que le système totalitaire d’inspiration légiste instauré sous les Qin, mais néanmoins bien plus fortement centralisée que ne l’était l’organisation féodale du pouvoir instaurée par l’ancienne royauté Zhou. Les Han antérieurs auront raison une fois pour toutes des résurgences de la contestation de l’autorité centrale par les princes impériaux, en réduisant ceux-ci à la condition de simples prébendiers qui, tout au long de l’ancien régime, restera celle des membres de la noblesse impériale. En revanche, à partir des Han postérieurs, l’aristocratie intellectuelle dans laquelle se recrute le mandarinat entre de plus en plus fréquemment en conflit avec la cour, où les intrigues de palais font tomber le pouvoir entre les mains de membres de la parenté des impératrices et d’eunuques complices. Les grandes familles en profitent pour accaparer les postes administratifs et mettre ainsi la fonction publique sous influence : perversion dont le mandarinat chinois restera chroniquement atteint, mais jamais aussi critiquement qu’au cours de la période des Six Dynasties. Le pouvoir impérial n’est plus alors qu’une ombre derrière laquelle le pouvoir réel se distribue entre clans de haut lignage que représentent des fonctionnaires centraux recrutés dans le vivier des protégés des grands propriétaires fonciers provinciaux.
Cependant, dès le règne de Qin Shihuangdi l’empire chinois a atteint les frontières de sa plus grande extension territoriale. La Corée au nord, le Vietnam au Sud, sont conquis et colonisés à grand renfort de familles de bagnards transplantées aux extrémités du pays. Mais à l’ouest de la Grande Muraille, l’émergence d’une grande puissance confédérale d’ethnies ouralo-altaïques – les Xiongnu -, va contrecarrer l’expansion chinoise en Asie centrale. Vis-à-vis de ces rivaux, la politique des Han, faite d’alternance d’expéditions militaires et de pactes que consacrent l’échange de tributs et de dons et l’envoi de princesses chinoises à marier contre la venue de princes barbares placés en otages, se révèle non seulement de moins en moins efficace, mais encore de plus en plus coûteuse. Finalement, l’échec de cette politique comptera comme l’un des facteurs les plus déterminants de la chute de la dynastie, d’abord, puis, après la division de l’empire en trois royaumes suivie d’une brève réunification par les Jin, de la rupture de tout endiguement protecteur devant les vagues d’envahisseurs venus de la steppe.
Ainsi, les huit premiers siècles de l’histoire de la Chine impériale que l’on trouvera traités dans le présent volume sont-ils, dans leur première moitié, ceux de l’apogée de la nouvelle forme de sinité mûrie dans la difficile métamorphose des Royaumes combattants, puis, dans leur seconde moitié, ceux d’un reflux de cette sinité battue en brèche par la barbarie. La première phase est d’abord celle d’une consolidation de l’ensemble des avancées de la civilisation matérielle de la Chine depuis l’époque des Printemps et Automnes. Par exemple, si les premiers instruments aratoires de fer ont fait leur apparition dès les VIIe et VIe siècles, leur usage, et notamment celui du soc de charrue en fer, ne se généralise qu’à l’époque des Han, que marque d’autre part l’introduction, de nouvelles méthodes culturales améliorant sensiblement les rendements. En l’an 2 de notre ère, la population recensée dépasse les douze millions de foyers, atteignant donc presque les soixante millions d’individus, pour 37,68 millions d’hectares cultivés. La capitale Chang’an est alors, avec cent à cent cinquante mille maisons, la plus grande ville du monde, mesurant près de 6 Km d’est en ouest et plus de 6 Km du nord au sud.
Intellectuellement, la Chine des Han s’ouvre par la systémisation des idées des Cent Écoles de l’époque précédente, que réalisent les compilateurs du Huainanzi réunis grâce au mécénat du prince Liu An. Le mouvement des idées s’y poursuit avec les deux grandes synthèses historiques magistralement construites par Sima Qian puis par Ban Gu, et surtout par les développements apportés au confucianisme érigé en idéologie d’État, avec ses docteurs patentés, ses écrits canoniques définitivement arrêtés, son orthodoxie définie par les conciles du pavillon du canal de Pierre (51 av. J.-C.) et du pavillon du Tigre blanc (en 79 av. J.-C.). La littérature est portée à la perfection dans les deux genres poétiques qui caractérisent l’époque : celui des récitatifs descriptifs appelés fu, dans lesquels s’est illustré le grand Sima Xiangru, et celui des poèmes à chanter collectés par le Service de la musique (Yuefu), dont les plus beaux sont alors des pièces anonymes d’origine populaire.
Le sens artistique trouve son expression matérielle dans un artisanat d’art qui, grâce à l’habileté des bronziers, des laqueurs, des céramistes, des tisserands, sait donner aussi bien aux mille objets courants d’usage domestique qu’aux ustensiles de cérémonies, religieuses ou profanes, une grande élégance de forme et une décoration aux motifs particulièrement raffinés : les miroirs de bronze, par exemple, n’ont jamais été et ne seront plus jamais aussi parfaits que sous les Han. De plus, le goût de l’époque pour l’imagerie légendaire et historique a entraîné le développement foisonnant de dessins anecdotiques sur tout ce qui peut s’historier au trait gravé ou peint: larges briques des palais et des tombeaux, pierres des monuments, bannières funéraires… C’est ce qui aboutit au grand art statuaire des Han, en bas-relief ou en rondebosse, dont le plus bel exemple est sans doute le groupe monumental érigé en 117 av. J.-C. sur la sépulture du général Huo Qubing, près de Chang’an.
La longue crise du régime impérial pendant les siècles suivants n’a pas empêché le confucianisme et la culture classique chinoise de se maintenir en profondeur ; au point même de gagner à la sinité, en les y acculturant, les conquérants barbares des territoires perdus du Nord. Mais cet ancrage profond dans la tradition est complètement submergé, au niveau des moeurs et des pratiques courantes, par une puissante vague de renouvellement des modes de vie et des modes de penser. Dès les Han orientaux, le taoïsme avait pris une forme religieuse tout à fait inédite. Un peu plus tard arrive de l’Inde le bouddhisme, qui ne tarde pas à se répandre dans tous les milieux, popu-
laites ou intellectuels, aussi bien sous les dynasties chinoises du Sud que sous les dynasties barbares du Nord. D’autre part, alors que les guerres incessantes et les renversements dynastiques qui se succèdent ruinent partout l’économie, jettent constamment d’une région à une autre des foules de réfugiés réduits à la misère la plus effroyable, désertifient les campagnes, multiplient les horreurs que sème la sodaltesque, bref, font de l’existence même le plus précaire des biens – durant les quatre siècles qui séparent les Han des Sui, la population non seulement n’augmente pas mais tombe de soixante à quarante millions d’individus -, une mince couche de privilégiés entourant les cours du Sud déploie un luxe extravagant auquel l’art et la littérature de l’époque empruntent leur extrême préciosité formelle. Pourtant, c’est alors que la calligraphie atteint le sommet de sa grandeur, chez Wang Xizhi, et la sculpture sa plus haute sérénité, dans l’art bouddhique des Wei qui restera inégalé.
Ce rapide repérage suffira à donner quelque idée de l’ampleur des métamorphoses par lesquelles passe la Chine, prétendument immobile, pendant que l’Occident évolue du monde de la Rome de Scipion au monde du Moyen Âge germano-mérovingien. Remercions les auteurs, Isabelle Robinet, Jacques Giès, André Kneib, et plus particulièrement, Flora Blanchon de nous donner, après le beau volume consacré à la Chine pré-impériale, cette nouvelle synthèse magistrale de la période suivante de l’histoire de la Chine, dont la complexité n’aurait pu être traitée sans la parfaite maîtrise sinologique que reconnaissent aux auteurs leurs collègues et leurs étudiants.
Léon Vandermeersch

 

Art et Histoire de Chine 1 Préface

Art et Histoire de  Chine 1
PREFACE
Léon Vandermeersch

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De toutes les civilisations aujourd’hui vivantes, la civilisation chinoise est la plus ancienne. Ses lettres de noblesse, -et pour les civilisations les lettres de noblesse sont les lettres tout court, autrement dit l’écriture-, remontent à plus d’une trentaine de siècles. Pourtant elle continue de se montrer plus jeune que jamais, si jeune que d’aucuns ne lui donnent que trente ans au lieu de trente siècles, – ceux qui font de l’avènement de la République populaire l’année zéro d’une Chine entièrement nouvelle.
En vérité, l’illusion de vide historique à l’arrière-plan d’une naissance contemporaine à la modernité avant laquelle rien n’aurait réellement compté, est le produit d’une aberration tenace déformant le passé chinois en reproduction répétitive, de dynastie en dynastie, d’un même modèle de société, dépourvue de la dimension réelle de l’histoire. Aucune société n’a cependant changé autant que la société chinoise durant les trois millénaires pour lesquels nous possédons sur elle assez de sources pour en juger. Ne sont problématiques que les catégories permettant de saisir une évolution différente de celle de nos sociétés occidentales, et qui se formule donc difficilement dans les mêmes termes. Les structures puissamment monolithiques de l’Etat chinois des Yin, cimentées par le culte des ancêtres royaux n’ont pas d’équivalent dans l’Occident ancien qui permettent de les désigner. Faut-il qualifier de féodale la société des Zhou, dont les assises sont cependant bien moins territoriales que parentales et matrimoniales ou la société de l’époque des Six Dynasties, dominée par une aristocratie de grandes familles accaparant la propriété foncière mais qui ne sont ni nobiliaires, ni dégagées de la nécessité de faire consacrer leur pouvoir par l’autorité des lettrés ? On parle aujourd’hui volontiers d’empire bureaucratique pour caractériser la Chine impériale. Mais, pour ne rien dire de tout ce qui distingue la bureaucratie des Han de celle des Tang ou de celle des Qing, qu’est-ce qu’une bureaucratie dont les effectifs sont si réduits que la majorité de ses administrés ne la voit jamais, qui a d’ailleurs pour idéal le non-interventionisme et qui, à l’inverse de l’irresponsabilité typique du bureaucrate, est au contraire responsabilisée par voie disciplinaire et même pénale à un degré inouï ?
Assurément la Chine aujourd’hui, passée par une révolution léniniste, lancée dans le développement industriel, subit la mutation la plus profonde de son histoire. Mais peut-on pour autant prétendre approcher le monde chinois actuel en faisant l’économie d’un détour par le monde chinois historique ? Pas plus qu’on ne saurait analyser l’histoire de la Chine abstraction faite du sens que lui donnent les mutations présentes.
Comme disent les Chinois, il faut «marcher sur deux jambes». Le brillant enseignement de Madame Flora Blanchon dont le lecteur trouvera ici la substance aidera à mieux comprendre la Chine présente par la découverte de la Chine passée.
Léon Vandermeersch

Donner, Recevoir, préface

Donner, Recevoir
Préface
Flora Blanchon

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Bien que l’histoire de l’art de l’Extrême-Orient ait été enseigné à la Sorbonne depuis fort longtemps, la chaire qui en porte l’intitulé n’a été créée qu’en 1988. Madame Nicole Nicolas-Vandier qui en avait assuré l’enseignement pendant plus de trente ans en même temps qu’elle était professeur à l’Ecole Nationale des Langues Orientales Vivantes, avait longtemps souhaité cette création et en aurait sans doute été la première titulaire si le temps lui en avait été donné.
Plus récemment, l’Université de Paris-Sorbonne a adjoint à l’enseignement un Centre de recherche. (Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris Sorbonne, CREOPS). Une trentaine de chercheurs s’y rencontrent pour échanger leurs données et confronter leurs apports tant sur le monde indien, le monde sinisé, le monde indo-chinois, etc.. Leur dénominateur commun est que chacun ait directement accès aux sources dans la langue locale, classique ou contemporaine.
Ce volume est la première manifestation collective : ils espèrent avec moi que vous lui réserverez un bon accueil. Donner et recevoir a été le premier thème choisi. Il n’est pas le plus facile. Le sachant, nous avons quand même voulu le traiter, certes avec l’ambition d’apporter des informations justes et utiles à nos lecteurs, mais sans prétention, ni présomption. Permettez moi de signaler que ce thème aurait très certainement intéressé Madame Nicolas-Vandier, elle qui avait été l’élève de Marcel Granet.

L’emblème du Centre, on dit aujourd’hui logo, représente un lotus. Cette fleur est l’un des biens communs à l’ensemble de l’Etrême-Orient. Sous son charme nous avions pensé dans un premier temps donner son nom à cette collection. Puis nous lui avons préféré le nom d’ Asies confiant à son pluriel, un peu inusité, le soin de noter la diversité de ce monde qui va de l’Inde au Japon, sans en faire oublier l’unité.

La calligraphie de la couverture (donner en chinois) est due à André Kneib. Le poème japonais a été composé et traduit par Madame Hiromi Tsukui. Je tiens à remercier aussi tout particulièrement Edith Parlier pour la relecture attentive des textes sur le monde indien, Nadine André pour la saisie, patiente, des textes et Marc Orange pour la mise au point des lexiques, ainsi que Susan See-san Lee qui a traduit en anglais les résumés des articles et l’introduction. Enfin, last but not least, merci à Christian, merci à David.

Flora Blanchon

Aménager l’espace Préface

Aménager l’espace
Préface
Flora Blanchon

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Pour cette deuxième livraison d’Asies, les chercheurs du CREOPS ont choisi pour thème «aménager l’espace».
Ce recueil d’articles s’ouvre sur une poésie de madame Hiromi Tsukui : sora , «le ciel», qui évoque le firmament ou l’espace céleste. En chinois ce caractère se lit kong est signifie le vide, l’espace, le ciel, – il est très proche phonétiquement et graphiquement de hong, «l’arc-en-ciel» -. L’espace se traduit aujourd’hui par un mot dissyllabique, kongjian, en japonais kukan, dont le second caractère dessine la lune ou le soleil entre les deux battants d’une porte. On ne peut mieux marquer comment en Extrême-Orient le temps s’inscrit dans l’espace.
L’ouvrage est construit en trois grandes parties, respectant les grands types que représentent les villes, les jardins et les ensembles religieux. Les articles ont été écrits soit par des archéologues (études de villes anciennes et de temples), soit par des architectes ou des urbanistes, soit encore par des chercheurs qui s’intéressent à la représentation de l’espace dans les textes ou les cartes.
Nous avons fait une place particulière aux réalisations architecturales temporaires, comme le mandala de sable, le gué’na birman, et les temples d’Ise au Japon, qui ont peu d’équivalent en Occident : imaginerait-on, par exemple, de construire une cathédrale pour 20 ans ?
Par principe, les illustrations choisies sont celles qui sont le moins familières au monde occidental : aucune vue de la Cité interdite de Pékin, ni de Tokyo, mais des documents inédits sur Séoul, sur le Tibet et sur la Mongolie ; des photographies sur la construction du mandala de sable par les moines tibétains, à Rome ; et pour terminer, les réalisations d’Ikebana de madame Nobué Miyauchi (111. 46 à 50).
Le but n’est pas de donner une vue exhaustive sur chacun des thèmes et encore moins sur chacune des zones étudiées. Ce serait bien trop présomptueux et, de plus, contraire à l’esprit de cette revue qui cherche à faire emprunter au lecteur les cheminements intellectuels ou spirituels qui entourent, commentent et créent la réalité asiatique.

Nous serons donc heureux si au delà des villes citées, Pékin, Tokyo, Séoul, Rangoon, Sigiriya, Ayuthia, Bali ou Ulan Bator, nous avons pu donner au lecteur un certain nombre de points de repère lui permettant d’identifier, de déceler ou d’entrevoir les cohérences d’autres villes ou d’autres temples en Asie ; si les spécificits de la gestion de l’espace en Asie apparaissait nettement dans son attitude face à la conservation du patrimoine comme dans la représentation que l’on donne de la ville dans les publications destinées à la jeunesse. Et enfin, nous aimerions que les urbanistes, cherchant à revivifier le modèle occidental de l’aménagement de l’espace, puissent trouver dans cet ouvrage des éléments de réponse. Il tente de montrer comment l’espace en Asie orientale et extrême-orientale s’inscrit dans les saisons, dans le mouvement, dans l’alternance et la complémentarité de l’activité et du repos (du yang et du yin) et enfin dans l’univers tout entier, au sens cosmologique.
Flora Blanchon

Enfances Préface

Enfances
Préface
Flora Blanchon

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« D’où suis-je ? Je suis de mon enfance.
Je suis de mon enfance comme d’un pays. »
Antoine de Saint-Exupéry

Ce quatrième volume d’Asie est écrit par des universitaires et des chercheurs en Sciences humaines et sera principalement lu par leurs confrères et, plus largement, par ce que l’on appelle le grand public cultivé. Il n’a donc pas de vocation politique, éthique ou morale. Son genre n’est pas la dénonciation ou la polémique.
Sur l’enfance en Asie, en tant qu’éditeur, il me semble indispensable de rappeler en introduction quelques informations que notre tradition universitaire nous fait souvent aborder avec prudence, voire avec retenue.
Elles concernent d’abord le travail des enfants.
L’estimation du nombre d’enfants de 5 à 15 ans au travail dans l’ensemble du monde varie de 80 millions pour le Bureau International du Travail à 200 millions pour l’Unicef. Dans l’opinion publique occidentale, l’Asie arrive toujours en tête de ce triste classement. Cela en fait une cible facile pour les pays réputés vertueux. Pourtant les pays du Nord n’en sont pas exempts : en Europe on estime que 2 millions d’enfants de moins de 18 ans travaillent sans forcément être exploités. Des abus sont manifestes en Italie, au Portugal, en Espagne et au Royaume-Uni. Les Etats-unis compteraient, selon l’International Federation of Chemical, Energy and General Workers Union, 5,5 millions d’enfants au travail.
Quant aux médias ils mettent très volontiers l’accent sur les aspects sexuels de l’exploitation des enfants, dénonçant les turpitudes en les exhibant.
La ligne de défense des responsables des pays d’Asie para”t aussi difficilement acceptable : pour eux la dénonciation du travail des enfants n’est que la traduction d’une nouvelle forme de protectionnisme. Les pays membres de l’ASEAN s’élèvent contre la mise en place de nouvelles règles qui ne tiendraient pas compte de « différences politiques et culturelles »
Pourtant ce n’est pas hurler avec les loups mais bien contre les loups que de dénoncer inlassablement l’esc1avage de millions d’enfants. Quel qu’en soit le salaire, laisser des enfants coudre des ballons de foot quatorze heures par jour, se brûler les bronches à souffler dans du verre en fusion, transporter des tonnes de briques, assouvir les caprices sexuels de touristes punais comme de bourgeois locaux, est un scandale qu’aucune raison ne peut justifier, et que nous devons contribuer à faire cesser de toutes nos forces et quel qu’en soit le prix.

Lentement mais sûrement quelques avancées permettent cependant de penser que le travail des enfants – dont la législation en Europe est tout au plus centenaire – va progressivement se trouver hors la loi. Des conférences s’organisent à l’initiative de pays comme la Thaïlande ou l’Inde, et des actes symboliques sont posés comme par exemple l’obligation d’apposer sur les tapis à l’exportation un label certifiant qu’ils n’ont pas été noués par des enfants. La récente conférence de Stockholm, rendue possible grâce notamment à l’opiniâtreté de l’ECPAT (End Child Prostitution in Asian Turism), a permis un début de prise en charge par les gouvernements du problème du tourisme sexuel, comme des autres causes de la prostitution enfantine en Asie.
Sentant la montée des opinions publiques occidentales, de grandes firmes internationales comme Lévi-Strauss, Benetton ou Adidas, essaient, avec des fortunes diverses, de montrer qu’elles surveillent très attentivement les conditions réelles de fabrication de leurs produits chez leurs sous-traitants. Quelles qu’en soient les raisons profondes la situation commence sans doute à s’inverser.
Mais combien faut-il de temps, c’est-à-dire de vies gâchées, pour que la « main invisible du marché » se gante de velours sous la pression des opinions publiques ? En attendant donc le scandale continue.
Marché mondial ou drame totalitaire ou entre les deux « socialisme de marché » je ne sais à quel enfer on peut se référer pour évoquer sans s’émouvoir les orphelinats de Shanghai ou les hôpitaux pour enfants de Pékin. Le tir croisé des raisons d’Etat n’a pour le moment pas permis de faire la lumière sur cette réalité dont pourtant on pressent l’horreur et l’étendue. En effet, il n’est malheureusement pas difficile d’imaginer quelles peuvent être les premières victimes des effets combinés du surpeuplement des hôpitaux, du déracinement de millions de gens, attirés par les centres urbains, et de la politique de l’enfant unique. Nous aimerions tous avoir d’autres certitudes que celles fondées sur la visite guidée d’orphelinats modèles.
Face à de tels problèmes nos recherches universitaires peuvent paraître pusillanimes. Pourtant nous sommes persuadés qu’elles contribuent pour leur part à leur solution. D’abord parce qu’elles passent obligatoirement par des recherches sur le terrain, qu’elles nous conduisent à voir, qu’elles font de nous des témoins. Ensuite parce que nous devons pouvoir communiquer en profondeur avec ceux que nous rencontrons : cela exige naturellement la connaissance de la langue mais aussi l’apprentissage de la culture. Enfin parce que nous avons tous appris à nous méfier de l’ethnocentrisme et de sa formulation la plus grave : le jugement de valeur. Bref parce que notre attitude est a priori celle de la compréhension.
Ces quelques lignes d’introduction n’avaient d’autre objectif que de montrer que nous savons faire aussi la différence entre la compréhension et l’intolérable.

Nous avons réparti ce parcours en trois étapes et choisi comme point de départ l’enfant-dieu dans le monde indien en ce qu’il dévoile l’enfant idéalisé, tel qu’il devrait être. A partir de l’iconographie bouddhique indienne, Edith Parlier-Renault analyse l’image de l’enfant dans la perspective bouddhique.
Râma et Krisna, septième et huitième incarnation de Visnu, font toujours en Inde l’objet de cultes très populaires. Ces deux divinités sont les héros d’épopées légendaires le Râmayana et le Mahâbhârata. Françoise L’Hernault commente une peinture légendée en écriture tamoule du XVIIIe siècle qui décrit en tableaux successifs la naissance et l’enfance de R¾ma. Charlotte Schmid met en perspective les haut faits, et bêtises, du jeune Krisna avec la figure du Dieu adulte et éclaire ses liens avec Visnu. Les arts décoratifs racontent aussi l’histoire du l’enfance de Buddha. Elle nous est présentée au travers des armoires laquées de Thaïlande par Dominique Le Bas.
Ici, l’enfant rêvé nous renvoie au domaine des dieux, chaque enfant est un Buddha potentiel. Dans le monde sinisé, par contre, cette figure symbolique s’oriente vers une société civile idéale.
Les communications de Françoise Aubin, Ivan Kamenarovic et Jean-Pierre Diény nous font franchir une étape vers la compréhension des normes qui régissent l’éducation. Toutes les trois ont à nos yeux le grand mérite de montrer la vanité des efforts politiques récents visant à gommer la richesse des réalités culturelles tant mongoles que chinoises. Toutes les trois illustrent aussi ce que nous disions plus haut du rôle des universitaires et des chercheurs : savoir, comprendre, expliquer.
Avec André Lévy, François Martin, Florence Hu-Sterk et Elizabeth Bopearachchi nous avons voulu illustrer, de manière un peu plus détendue, le regard attendri que les adultes portent dans la littérature sur leurs enfants voire sur leur propre jeunesse.
La seconde étape de ce parcours est plus anthropologique.
Jeannine Koubba et Josiane Massard-Vincent, à qui on doit la publication d’un remarquable ouvrage collectif auquel nous invitons bien volontiers le lecteur à se reporter, Annick Lévy-Ward, auteur – entre autre – d’une communication dans ce même volume sur un conte Lao, puis Fiorella Allio et Anne Vergati nous permettent de mieux pénétrer l’intimité de la relation parent-enfant et d’illustrer quelques étapes rituelles de passage à la vie adulte. Cette étape se termine sur un éclairage historique consacré au premier traité sanscrit de pédiatrie (Guy Mazars) et aux enfants impériaux dans les cours chinoises Han (Anne Behnke Kinney) et Qing (Chiu Che Bing).
Enfin, la dernière partie, pays par pays, nous conduit des traditions culturelles aux situations contemporaines pour mieux appréhender l’enfance dans l’Asie orientale moderne. Le douloureux problème du Cambodge moderne est abordé par Solange Bernard-Thierry et Marie-Alexandrine Martin. On y lit malgré tout avec plaisir, comme en écho de ce que Madame Aubin nous a appris sur la Mongolie, l’espoir d’une renaissance possible des valeurs centrales khmères.
Avec des statistiques récentes, et des expériences vécues soigneusement analysées, Gilles Baud Berthier pour la Chine, Sylvie Guichard-Anguis, Muriel Jolivet et Joy Hendry pour le Japon, complètent cet ensemble où nous avons privilégié la rigueur de l’information plutôt que l’exhaustivité ou le sensationnel. Enfin Thanh-Tam Langlet témoigne pour le Viêt-Nam du questionnement de l’observateur impliqué. Avec Enfances nous avons conscience d’avoir abordé un domaine plus sensible, plus affectif et donc sujet de passion.

Je remercie, tout particulièrement Edith Parlier-Renault dont l’aide a été précieuse pour la réalisation de ce quatrième volume de la collection.
Flora Blanchon

Savourer, Goûter Préface

Savourer, Goûter
Préface
Flora Blanchon

                                                                                   // retour Savourer, Goûter//

Ce troisième volume de notre collection aurait sans doute été écrit différemment si aucun des collaborateurs du Centre de recherche sur l’Extrême-Orient de Paris-Sorbonne n’avait, à des titres divers, rencontré, Lucien Bernot, que ce soit comme Professeur à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, comme Professeur au Collège de France à la chaire de «Sociographie de l’Asie du Sud-Est», comme maître, comme collègue ou, mieux, comme ami.
Un recueil publié récement par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales donne dans sa bibliographie, un aperçu du vaste champ de ses recherches et de la particularité de sa démarche, dans laquelle notamment la connaissance des langues prend une importance particulière. Avec André Leroi-Gourhan et André-Georges Haudricourt, il porte aux faits techniques un intérêt privilégié. Sa «méthode ethnographique», exempte de tout a priori théorique, le conduit à attacher une importance majeure au milieu naturel et au rapport que le groupe humain entretient avec celui-ci.
Un de ses élèves, Charles MacDonald , évoquant avec émotion le jardin d’Antony (où pousse la coriandre et où coule le blanc sec) lui rend hommage : «… étudier plus particulièrment des micro-détails, … fouiller dans les franges qui entourent chaque activité humaine, compliquant ce qui paraissait simple et révélant qu’il existait autre chose à trouver, le “primordial”… ces petits détails – petits parce que cachés, détails parce que souvent omis dans les récits des informateurs – nous semblent en fait capitaux, sinon primordiaux» . L’ethnographie telle que l’a enseignée Lucien Bernot, poursuit -il, est faite de la recherche simultanée du «global» et du «détail», en rapport avec le «concret».
Lucien Bernot a travaillé sur l’alimentation et sur les saveurs et encouragé les chercheurs qui ont exploré ce domaine et présenté des thèses . Ses élèves ont écrit des textes sur l’alimentation de l’Asie orientale , sur celle de l’Afrique, et aussi, de France. Ainsi, le thé , le gugur tchai (thé salé au beurre), les tsampa (farine d’orge grillée), l’arak, le paddy, etc. sont décrits dans le détail. La réunion qui s’est tenue le 6 juin 1994 à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris, sous le patronage de la Commission internationale sur l’anthropologie de l’alimentation, fut entièrement consacrée à l’apport et l’influence de Lucien Bernot dans les études d’alimentation concernant les sociétés d’Asie du Sud-Est.

Au tout début du printemps 1993, sachant que je trouverais une oreille attentive, je lui avais fait part du projet du présent volume. Il avait alors évoqué une recherche sur le salé et le sucré, avec ses connotations sur le concret et l’abstrait. Nous attendions tous avec impatience sa contribution. Sa disparition brutale pendant l’été 1993 nous en a privés : c’est bien peu de dire que nous le regrettons. Mais Lucien Bernot est présent dans ce volume, notamment à travers les textes de Madeleine Giteau, Marie-Alexandrine Martin, Marie-Claude Mahias, François Robinne, Annick Lévy-Ward, Françoise Sabban, Yn Yn Mynt, et naturellement Denise Bernot.

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Le sucré mis à part, il n’y a pas de saveur universellement appréciée ou rejetée, pas plus qu’on ne s’accorde sur le nombre de saveurs élémentaires. En Occident le dogme des quatre saveurs (le sucré, le salé, l’amer, l’acide) est récent. Aristote opposait le doux à l’amer et décrivait une continuité de saveurs sur un axe unique. Les Chinois en distinguent cinq (le doux, le salé, l’amer, l’acide et l’âcre) , les Indiens six (le sucré, le salé, l’amer, l’acide, le piquant et l’astringent).
La perception même des saveurs, quand elles sont classifiées, peut varier d’individu à individu : les mêmes produits peuvent être décrits comme «amers» par certains sujets et «sucrés» par d’autres . Brillat-Savarin évoquait les trois étapes de la perception du goût : la sensation gustative directe (sur la langue antérieure), la sensation complète (quand la saveur passe à l’arrière-bouche) et la sensation réfléchie (le moment final du jugement). Dans l’Ayurveda les saveurs sont perçues grâce à un principe localisé dans la langue et la gorge . Aujourd’hui, de nombreuses expériences scientifiques ont permis de déterminer que 90% de ce qu’on appelle le «goût» vient en réalité de l’olfaction rétro-nasale . Le goût pur n’existe pas. Il existe une infinité de sensations, autant que d’individus, et dans chaque langue une gamme de mots plus ou moins étendue pour les décrire. La seule chose dont on soit sûr est qu’un goût ne peut être que bon, mauvais, connu ou inconnu. Autant dire que les saveurs et les goûts sont multiformes et ne peuvent s’analyser au dehors du contexte culturel qui leur a permis d’exister et de se développer.

«Le ciel en cuisine»

Comme le dit Nicole Balbir , les problèmes de la pureté dans la préparation de la nourriture en Inde et les règles de la commensalité dans les textes sanscrits ont déjà été abondamment étudiés . «Bouddha ne croyait pas qu’il existât un rapport entre la «pureté» d’une personne et la «qualité» des aliments qu’elle mangeait» , c’était l’intention qui comptait. La notion de mets «purs» et «impurs» est développée dans le Ramayana à propos des animaux tués : les chèvres, les cerfs, et les sangliers que l’on offre aux dieux lors des sacrifices sont «purs», et par conséquent, pour les Arya, la consommation de ces viandes est «pure», comme l’eau est la boisson «pure».
Cependant pour imiter Rama, les ascètes et les brahmanes, et aussi par souci de pureté, le régime végétarien se répandit et la consommation de viande finit par disparaître. Le régime végétarien a probablement gagné l’Inde du sud, avec la popularité croissante du Bouddhisme, du Jaïnisme et plus tard du Shivaïsme . La différenciation entre régime carné et régime végétarien n’est pas toujours nette, elle varie selon les castes et selon les régions. C’est en effet au travers de l’homme que se fait dans la tradition hindoue l’éventuelle contagion impure. Le Ramayana explique qu’il est interdit d’accepter de la nourriture de la part des Candala, mais nul récompense n’est plus haute que de recevoir des aliments de la part d’un brahmane.

Dans toutes les traditions religieuses, la nourriture est un don des divinités. Ainsi, en Indonésie, Wisnu, le dieu des eaux, apporta le riz aux Balinais qui jusque là se nourrisaient exclusivement du jus de canne à sucre . Le riz est né de l’union cosmique de Wishnu et de la déesse de la Terre. Les Balinais leur font donc des offrandes tout au long du cycle de culture et leur consacrent symboliquement une partie de la récolte.
De la même façon, le gâteau modaka, essentiellement constitué de boulettes de riz mélangées à du sucre de canne, à de la farine de légumes, à des épices et à des lamelles de noix de coco frites dans le beurre de bufflone clarifié, était offert au dieu-éléphant Ganesa pour son rôle dans la préparation des champs de cannes à sucre. Les motifs iconographiques hindous commémorent fréquemment ce don.
Plus généralement il n’y a pas de fêtes religieuses qui ne s’accompagnent de mets spécifiquement préparés. Pour l’Inde du nord, Nicole Balbir témoigne, grâce à sa connaisance des textes et son expérience du terrain, du traitement des aliments et des boissons présentés aux divinités tout au long du calendrier liturgique, de la mi-janvier jusqu’à la grande fête des lumières du mois de novembre. Dans la quantité et la diversité des mets préparés pour les repas de fêtes, elle relève l’omniprésence du lait, du beurre clarifié de buffle, du sucre et des épices. «Le lait est le symbole de l’aliment parfait et complet pour les dieux et pour les hommes.»
Les ancêtres aussi reçoivent des offrandes qui donnent lieu, en Corée comme au Cambodge , à des préparations culinaires spécifiques. De la Chine ancienne à l’ensemble des foyers chinois d’aujourd’hui, le défunt, reconnu comme ancêtre d’une lignée dynastique ou d’un commun mortel, devient l’objet d’un culte important dans lequel les aliments sont primordiaux . D’après les Rituels chinois, la première des offrandes est la «grande soupe» suivie par de nombreux «mets savoureux». La fadeur voulue de cette «grande soupe» représenterait l’état de nature, c’est-à-dire de la civilisation à ses débuts . Le thème de l’insipide, de la non-saveur, est une donnée essentielle de l’esthétique culinaire et artistique chinoises , même si les systèmes de classification ne le retienne pas explicitement. La fadeur se trouve au-delà des catégories retenues par les textes et s’étend à tous les courants de la pensée chinoise : confucianisme, taoïsme,bouddhisme. Elle est gage d’authenticité et appelle au détachement intérieur. Elle est la «qualité du centre, de la base», et se situe à la limite du sensible, là où il devient le plus ténu . L’insipidité est aussi présente dans la cuisine thaï, plus spécialement pour un mets liquide qui accompagne tout le repas et remplace les boissons traditionnellement absentes . Dans la Chine classique, le système de classification permet la représentation de la totalité du monde visible et invisible. Les cinq saveurs (l’acide, l’amer, le doux, l’âcre et le salé) sont données en rapport avec la succession des Cinq Agents (le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau). Les catégories classificatoires ne sont pas toujours présentées dans le même ordre, cependant le jeu de correspondances reste identique. Les saveurs entrent en correspondance avec les orients (les points cardinaux et le centre), le déroulement des saisons, les couleurs, les odeurs, la musique, les sentiments, les viscères et avec eux l’ensemble de la médecine traditionnelle chinoise. De plus, l’art culinaire indien intègre les vibrations des acteurs, ceux qui préparent, qui servent et qui consomment les mets et le Ramayana précise que le repas doit être pris dans une ambiance de sérénité et que l’on doit s’abstenir de pleurer, de se mettre en colère, de mentir, etc.. L’Ayurveda, «Savoir sur la Longévité», propose aussi une approche globale de l’homme et établit naturellement une classification des saveurs. Il en identifie six : le sucré, le salé, l’acide, le piquant, l’amer et l’astringent, qui sont produites par la combinaison des éléments en quantité variable (la terre, l’eau, le feu, le vent et le vide). Le salé, par exemple, correspondrait à une combinaison de l’eau et du feu. Enfin, il déduit des normes diététiques et les bases d’une pharmacopée .
Dans toute l’Asie orientale, la frontière entre l’art culinaire et la pharmacopée est extrêmement ténue. «Diététique» se dit en chinois, chixue : «école ou étude du manger», c’est-à-dire «savoir manger». Dans un ouvrage récent, Zhu Mian-Sheng, spécialiste de la médecine traditionnelle pékinoise, propose trois recettes de cuisine pour chacune des quinze maladies répertoriées . Le titre et le sous-titre choisis – Savoir manger, savoir vivre. Je me soigne en mangeant avec la cuisine chinoise – répondent à un proverbe chinois : ru he chi chu jiankang. Déjà, pendant la dynastie Zhou, au premier millénaire, les agents chargés des aliments étaient responsables de la santé du peuple. Les mets les plus exotiques à nos yeux, comme le chien, le civet de chat, les pattes d’ours, le tigre, le serpent ou le singe … appartiennent d’ailleurs à la pharmacopée traditionnelle . Les taoïstes ajoutent les verges et les testicules de cerfs séchés, les queues de biches, les bois de cerf coupés en fines lamelles, les griffes d’ours râpées (en poudre ou en pillule), les ampoules à base de foie d’ours, les racines de ginseng, etc., actuellement, en vente dans les temples comme celui de la montagne Qingcheng (Qingchengshan ou mont de la Cité bleutée) à l’ouest de Chengdu (Sichuan), où les touristes chinois, et surtout japonais, dépensent des sommes considérables pour se procurer ces mets.
En Occident, gastronomie et diététique sont également liées. Le sucre candi est utilisé pour la thérapeutique dès le Moyen Age, et Rabelais donne les propriétés des aliments et la manière dont il faut les accommoder pour les rendre à la fois délectables et digestes, en précisant en tant que médecin : «la cuisse de levrault est bonne pour les goutteux». Au XVIIème siècle, on distingue l’aliment qui «se tourne en substance du corps» comme le pain et la chair qui sont considérés comme «une bonne nourriture», des sucreries qui sont une «méchante nourriture» et qui cependant, au XVIIIème siècle, feront à nouveau partie des mets «médicamenteux» . Dans le même ordre d’idée, l’enseigne «restaurant» rappelle aussi une recette diététique.

«Manger et boire, d’ouest en est»

Les sensations du palais sont naturellement centrales dans la perception du goût et des saveurs. Mais elles ne sont pas les seuls sens sollicités dans leur appréciation.
L’odorat est très souvent associé à la perception des saveurs. Ainsi les Thai qui comptent 8 saveurs – le pimenté ou le piquant, la fadeur, le sucré, le salé, l’acide, l’amertume, l’astringent et le gras (associé au lait de noix de coco) – identifient en même temps des odeurs qui réhaussent les saveurs et distinguent le mets qui «dégage une bonne odeur sucrée» de celui qui «dégage une bonne odeur salée». Le condiment le plus utilisé sent le «pourri», dégage une odeur de «putride» et le poivre est considéré comme une odeur, alors qu’en Occident, il donne une saveur (piquante) . La gamme des perceptions sensorielles des Birmans répertorie six saveurs et montre aussi une grande sensibilité aux odeurs à un point tel que les douches et les produits odoriférants sont couramment employés avant les repas pour chasser les odeurs corporelles. On aime les fleurs, les guirlandes de jasmin d’Arabie, les odeurs ont un effet thérapeutique, voire magique. Le champ sémantique revêt un double aspect sensoriel et affectif : le baiser birman consiste à respirer l’odeur de la personne . Enfin, en Chine, où les odeurs font partie de l’environnement quotidien et où personne ne cherche à les masquer, Confucius refusait, dit-on, toute nourriture dont la couleur ou l’odeur lui paraissaient suspectes.
Les sensations liées au toucher sont aussi usuellement associées aux saveurs : le riz cuit à l’eau est «froid» et si les légumes secs sont «chauds», les légumes verts comme les fruits sont «froids», mais la papaye, la mangue et le jaque sont «chauds», et le lait de buffle est plus «froid» que le lait de vache . La tradition indienne ajoute aux six saveurs de base, leur effet post-digestif, leur potentialité ou puissance. L’altération digestive est soit sucrée et lourde (comme la terre et l’eau), soit âcre et légère (comme les autres éléments). La potentialité prend en compte 8 qualités chaud/froid, lourd/léger, onctueux/sec et tendre/aigüe. Les plantes dont la saveur est douce, amère ou astringente provoqent une sensation de fraîcheur, par contre, l’acide, le piquant ou le salé proviennent de plantes «chaudes» ; certains mets, comme les hors-d’œuvre, excitent le «feu digestif» . Les Chinois aussi considèrent la nature des aliments : froid, chaud, frais, etc., mais ils honorent avant tout «la perfection harmonieuse des saveurs, des odeurs, des couleurs et des formes (se xiang wei xing jujia)» et si l’oeil est un capteur important, le goût prime sur l’odorat et la vue qui sont en réalité des auxiliaires . Ces combinaisons des sens rendent plus ou moins compatibles des associations d’éléments ou même de plats .
Attardons-nous un instant sur la production des deux des saveurs fondamentales que sont le sucré et le salé.
Probablement originaire de Nouvelle-Guinée, la canne à sucre gagne très tôt la Chine tropicale et l’Inde qui sait la traiter depuis l’Antiquité. Propagés par les Arabes, «les roseaux qui produisent le miel sans qu’il y ait d’abeilles» arrivent dans le monde méditerranéen seulement vers la Xème siècle . Le très bel article de Marie-Claude Mahias propose une approche ethnographique, scientifique de la production du sucre brut en Inde, une étude rigoureuse de la terminologie selon le raffinage (gur, shakkar, etc.), et enfin, un éclairage sur le cheminement et les transformations de la production entre le XVIème et XIXème siècle.
Très tôt le Cambodge consomme du sucre de palme. Par contre l’alimentation japonaise courante ne connaît pas le sucre avant le XVIème siècle. Il est importé de Chine en faible quantité, à partir du VIIIème siècle, et son usage reste médicinal et réservé à la cour impériale. La culture de la canne à sucre se développe dans le sud-ouest de l’archipel à l’époque Edo (1603-1868) .
Les Indiens en général sont de grands amateurs de sucreries : le repas est toujours accompagné de sucreries à base de lait ou de fruits et la tradition veut qu’on commence toujours par du sucré. Le sucre brut est un aliment à part entière et peut simplement être accompagné d’une cuillerée de beurre clarifié chaud. Il sert de base à de nombreuses friandises et entre aussi dans la composition de nombreuses sauces. Pour les fêtes rituelles de l’Inde du nord, le sucre sert à confectionner de petites boulettes blanches et légères, sorte de meringues sans œufs et aussi de petites figurines que l’on offre et mange avec du riz sucré . Le sucré est la saveur dominante des jours d’abstinence. La saveur sucrée, produite par une combinaison où dominent la terre et l’eau, est la plus importante car elle favorise la longévité .
Ni les Khmers, ni les Thaï n’ont l’habitude de servir des desserts à la fin des repas, mais les uns et les autres consomment des fruits et des friandises à n’importe quel moment de la journée, dans la rue au hasard des rencontres de marchands ambulants. Ces gâteaux confectionnés à base de farine de riz gluant ou non, de divers graines, de noix de coco, de miel, et de sucre de palme ou de canne sont aussi offerts aux divinités. Comme en Chine et au Japon, ces sucreries sont le plus souvent consommés comme des en-cas ; de la taille d’une bouchée et appelés kashi, ils accompagnent le thé . Extrêment répandues en Asie du Sud-Est, comme en Extrême-Orient, les recettes varient d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre et les sucreries les plus célèbres sont notées dans les guides touristiques exactement comme les Bêtises de Cambrai et les Calissons d’Aix. Nous en reparlerons plus loin à propos des en-cas. La consommation de fruits frais cueillis dans le jardin peut remplacer ou accompagner les friandises.

L’identification des saveurs de base est assez immédiate et en matière de cuisine, chacun sait s’il préfère le sucré, le salé , l’épicé ou le pimenté, ou encore l’aigre-doux. La cuisine siamoise, par exemple, a toujours été considérée comme forte et piquante, car le piment est toujours présent et domine le sel. Les Thaï préfèrent au sel la saumure de poisson ou de coquillage dont le goût dépasse le salé pour se rapprocher du pourri ; ils connaissent aussi l’acide qui, comme au Cambodge, provient du citron et surtout des feuilles d’agrumes, des tiges de citronelle et du tamarin mûr (en thaï, synonyme de vinaigre) ; l’amertume des légumes et l’astringent des fruits qui manquent de maturité ; mais ces saveurs restent cantonnées au domaine de la phytothérapie. Les Indiens relèvent le goût par l’utilisation des épices, plus encore dans l’aire dravidienne que dans le nord. La cuisine tamoule propose des variations sur le thème de l’aigre-doux et de l’épicé ; sur le mélange des herbes, des épices et des condiments. Le curry désigne des mets variés qui ont en commun des épices fraîchement moulues et accompagnées d’une sauce .
Par contre, la cuisine chinoise utilise les épices et les condiments avec modération. Au gingembre, à l’ail et à la ciboule qui sont les trois aromates typiques, il faut ajouter la sauce de soja et le piment : ils sont toujours présents mais jamais dominants. La cuisine chinoise est l’une des meilleures du monde et sa renommée n’a d’égal que sa diversité. Lu Wenfu dit : «La cuisine de l’est est acide, celle de l’ouest pimentée ; au sud on mange sucré, au nord salé. Pour qualifier la cuisine de Suzhou, les gens n’ont qu’un mot à la bouche : sucrée. Mais c’est une aberration ! Car le dosage du sel est ce qu’il y a de plus subtil dans la réalisation des plats de Suzhou ; quand je dis cela, j’exclus évidemment les plats sucrés.» Si l’on en croit ce gastronome chinois le sel est «la chose la plus simple et en même temps la plus compliquée … Le sel fait ressortir tous les goûts. Une soupe de poumons de barbeaux qu’on a oublié de saler est triste, sans goût ; aucun ingrédient ne garde sa saveur. Tandis qu’avec le sel, tout y est : la fraîcheur des poumons de barbeaux, la saveur du jambon, la fluidité de la mauve d’eau, le croquant des pousses de bambou. Quand toutes les saveurs s’épanouissent, le sel s’efface. … Mais si on a mis trop de sel ? un goût vous envahit, le goût du sel ! On a raté son plat… » . Le dosage du sel est primordial dans le déroulement d’un repas : «Dans un banquet, les premiers plats doivent être bien salés ; s’ils sont trop fades, le banquet est mal parti. Pourquoi ? Parce que, quand on commence à manger, la bouche est endormie, le corps réclame du sel. Ensuite la quantité de sel doit diminuer plat après plat. un exemple : quand un banquet se compose de quarante plats, il ne faut plus mettre un grain de sel dans la soupe finale. En portant la cuillère à la bouche, tous les convives s’étonneront de sa fraîcheur. Les sels humains sont alors saturés…»
Pour relever le goût d’un mets et faire honneur à ses invités, on peut utiliser des produits sophistiqués comme les ailerons de requin et les nids d’hirondelle. Les ailerons de requin ou nageoires ventrales et extrémités cartilagineuses de la queue de différentes sortes de squales sont séchés et vendus trés chers, sous la forme de longues aiguilles d’un blanc jaunâtre. Utilisés après des trempages successifs et une cuisson en bouillon, ces ailerons permettent d’obtenir une farce de consistance gélatineuse, d’un aspect translucide et d’une texture particulière qui n’a pas beaucoup de goût. Les hirondelles, ou plus exactement les salanganes des côtes de la mer de Chine, ingurgitent la sustance gélatineuse des algues pour construire leur nid. Ces nids faits de salive sont rammassés dans les cavernes de la côte, nettoyés et séchés. En les faisant tremper, on obtient une sorte de gelée consistante et douceâtre voisine de celle que donnent les ailerons de requin et qui sert aussi à réhausser les saveurs des sauces ou des bouillons. Aujourd’hui, la plupart des pays asiatiques emploient le glutamate ou monoglutamate de sodium comme «réhausseur de goût». Il a été mis au point par les chercheurs japonais, il y a une cinquantaine d’années. Son emploi s’est généralisé dans toute la Chine après 1949, et si l’amateur de bonne chère est allergique au glutamate il peut choisir la grande cuisine de laquelle ce produit est banni ou encore prévenir ses hôtes : bu yao weijing. En Birmanie, on le nomme «poudre douce», dérivé de son nom japonais (aji-no-moto) . Ce composé chimique fait ressortir le goût naturellement salé des produits un peu fades ou des légumes un peu trop vieux.

La fraîcheur des aliments est une des valeurs cardinales de la cuisine asiatique. De l’Inde à la Chine en passant par le Cambodge et la Thaïlande, tous aiment consommer les produits immédiatement après les avoir cueillis dans les conditions les plus naturelles. Les personnages du roman de Lu Wenfu, comme les personnes rencontrées par Ken Hom au moment de son enquête sur la cuisine chinoise, se rendent au marché chaque jour et s’il le faut plusieurs fois par jour pour avoir des produits frais. Tous s’accordent pour signaler que c’est la fraîcheur des produits utilisés, et notamment des légumes et des aromates, qui est primordiale dans la réussite d’un plat : «Dans un restaurant, tous les aliments hormis les alcools, exigent la plus grande fraîcheur». Cette fraîcheur doit aussi se manifester dans le service par des mets rapidement préparés puis «sautés à la chinoise». «Il y avait autrefois un plat qui s’appelait “fricassée de poulet vivant“ : trois minutes s’écoulaient entre la mort du poulet et le moment où on le servait ; on croyait en voir encore les petits morceaux aller et venir dans l’assiette! … quel était le secret de cette vitesse ? Il n’y avait pas de secret, mais il fallait agir vite, en ayant tout prévu. Quand le sang du poulet dégouttait encore, on plongeait vivement la bête dans l’eau bouillante ; la poitrine une fois plumée, on levait les deux blancs que l’on mettait directement dans la poêle ; et on ne s’occupait pas du reste…» .

Pour accompagner les saveurs des mets asiatiques, la boisson la plus appropriée est l’eau. Les boissons plus savoureuses, et notamment le thé, sont servies à la fin des repas. En Inde, par exemple, le thé parfumé aux épices, tels la canelle, la cardamone, le clou de girofle, l’essence de rose ou de santal, se boit après le repas : il donne du fini aux plats épicés .
En Asie orientale, on consomme aussi des boissons faites à partir de la sève des palmiers à sucre, des alcools plus fruités, à base de jus de cannes à sucre, de bananes, ou encore, plus forts, à partir de la fermentation des grains de riz, toujours au Cambodge où le lait frais qui entrait autrefois dans l’alimentation des Khmers a complètement disparu . Les boissons obtenues à partir de la fermentation des grains de céréales comme la bière sont connues en Extrême-Orient depuis l’Antiquité. Enfin, la plantation de vignes gagne le monde chinois et vient compléter la gamme des vins de riz traditionnels comme le célèbre vin jaune de Shaoxing .
Parmi la littérature abondante que l’usage du thé a produit en Chine, il faut retenir le célèbre Traité du thé (Chajing) de Lu Yu (733-804). Marco Ceresa étudie le goût du thé en empruntant au vocabulaire des œnologues contemporains pour traduire la vaste gamme des sensations et des saveurs qu’il rencontre chez les érudits chinois : le thé «herbe amère» devient à l’époque de Lu Yu, et en caudalie, «douce rosée» . Au Japon, le thé occupe une place centrale, considéré comme astringent, il accompagne les douceurs . Son usage témoigne d’un véritable art de vivre : la Voie du Thé (Sadô ou Chadô au Moyen Age, puis Chanoyu au XVIème siècle) est un rituel enseigné par de grands Maîtres, fondateurs d’écoles, qui aujourd’hui comme hier, pérennisent leur sagesse au Japon et aussi en Occident . Enfin, commercialisé dans le monde entier, le thé tient une part importante dans les échanges entre l’Asie et l’Occident .

Savoir manger, savoir échanger

Les clivages sexuels de l’appréciation des goûts et des saveurs n’ont pas été abordés en tant que tels, mis à part pour la cuisine thaï . Par contre, ce que nous pensons avoir bien montré c’est le rôle central de la femme dans la préparation des aliments. On s’aperçoit cependant que dans un espace-cuisine re-défini l’introduction de nouveaux appareils modifie la posture traditionnelle de la femme cuisinant (cuisiner accroupi, cuisiner debout), et que la production et la commercialisation d’aliments standardisés contribuent à modifier son rôle dans la nourriture domestique .
Le cas balinais mis à part, la prise des repas en commun, même en dehors les fêtes rituelles, ce que nous appelons communénent la convivialité, est une valeur reconnue en Asie orientale. La consomation de viande de chien en Corée , et en Chine, est même spécifiquement associée à de bons repas partagés entre amis.
La prise des repas, à l’extérieur, c’est-à-dire dans des auberges ou des restaurants est en Asie orientale comme en Europe un phénomène relativement récent. En Chine, les restaurants sont nés dans les monastères avant de se répandre dans les bourgades et dans les villes à l’époque des Tang (618-907). Avec l’apparition d’une bourgeoisie urbaine à l’époque des Song (960-1271), les restaurants connaissent le même ordre de développement qu’en France où ils passent de moins d’une centaine en 1789 à quelque 3.000 au début du XIXème siècle. Au XIXème siècle, en Chine leur développement est lié à celui d’activités culturelles comme le théâtre ou l’opéra . Après la Révolution culturelle, le restaurant de la République populaire de Chine, pour qui en a fait l’expérience, ne semblait exister, comme les magasins d’Etat, que pour assurer un salaire à ses employés. Aujourd’hui, la situation des restaurateurs a changé, et comme en Occident on recrée les plats préférés de César, d’Auguste ou de Rabelais, à Hangzhou, ancienne capitale des Song du Sud, un restaurant sert des plats de l’époque où les banquets étaient de trente services et comprenaient des centaines de plats .

Avec le développement des échanges, à l’initiative des princes ou des élites, les cuisines traditionnelles s’interpénètrent avec les cuisines étrangères qu’elles soient asiatiques ou occidentales. L’empereur Qianlong (1736-1796) voulait préserver les traditions alimentaires des Mandchous, tout en les combinant avec celles du Jiangnan et en étant attiré par les mets Occidentaux . En Inde, les élites ont longtemps fait mine de s’intéresser à la cuisine britannique, mais il semble bien que celle-ci n’ait pas résisté à la disparition de l’empire . De nos jours, ce sont les «stars» de la cuisine qui reconnaissent leurs talents respectifs et qui échangent leur savoir .

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«Gastronome» signifie «amateur de bonne chère, qui connaît l’art de bien manger». Un vocabulaire bien de chez nous, de France, du pays du bien manger qui se traduit en chinois meishijia . Meishijia ? «…Un expert en quoi ? … En bouffe! … les étrangers ont un nom pour cela : “gastronome”» , «expert en bonne chère» … et l’idée vient de créer une association dont on donnerait la présidence à un Français : «… c’était grâce aux étrangers qu’un talent comme le sien était reconnu! … monter une association internationale de gastronomie, dont Zhu Ziye serait le vice-président, car si la place de président devait revenir à un Français, celle de vice-président se devait d’être occupée par un Chinois!»
Qu’est-ce que la gastronomie ? Une passion, comme l’écrit Jean-Robert Pitte (Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion). En Chine, le même sentiment est exprimée par Zhu Ziye, le héros du roman de Lu Wenfu,Vie et passion d’un gastronome chinois qui raconte la bonne cuisine, une vie consacrée à la dégustation des spécialités chinoises et aux manières de table à l’époque où seule était valorisée la dimension fonctionnelle de la nourriture, et où les grands chefs étaient réduits au service du peuple et de ses cantines (1950-1980) .
La gastronomie commence-t-elle avec les critiques de table ? En France, avec Grimod de La Reynière, puis Maurice Sailland, alias Curnonski, au début XIXème siècle. Ou encore avec la diffusion massive des livres de recettes et le développement des Ecoles hôtelières ? En France, au milieu du XVIIème siècle, le Cuisinier françois suivi de nombreux autres livres, sont tirés à 100 000 exemplaires. En Chine, un seul livre de cuisine a été publié entre 1965 et 1975 : Dazhong caipu ou «La cuisine des masses», mais depuis une dizaine d’années, 20 000 étudiants sont répartis dans 130 centres d’enseignement culinaire. La Cuisine chinoise authentique en neuf volumes, est en cours de publication et huit magazines sont consacrés à la cuisine.
La gastronomie est l‘art et la manière de manger les aliments, mais elle n’existe que par le discours. «La supériorité de Zhu Ziye tenait à ce qu’il savait parler» , il savait réciter les recettes de plats qu’il avait déguster autrefois, et faire «l’apologie de la bouffe» pendant des heures. Il était donc invité à donner des conférences .

Cependant, l’abus de bonne chère, la gourmandise, figure au rang des péchés capitaux donc susceptible de priver de salut, même s’il n’est pas parmi les premiers et s’il est lié non pas au plaisir coupable du palais mais à l’idée du gaspillage, lui-même contraire au partage et à la charité . Pour les Arya, se nourrir était un acte sacré puisque c’était le moyen d’entretenir aussi la vie spirituelle, mais jouir de la nourriture sans la partager était un péché grave.
Dans la nourriture d’un gourmand, les friandises occupent une place privilégiée. Le dictionnnaire universel (1690) d’Antoine Furetière nomme «friandise»… «toutes les choses qu’on mange pour le plaisir seulement, et non pour se nourrir…», même si à l’origine le mot n’a aucune connotation avec le sucré puisqu’il désigne un friand ou pâté et par extension les petits mets servis au début des repas pour donner de l’appétit, c’est-à-dire les ragousts ou hors-d’œuvre. C’est entre le XVIIème et la fin du XVIIIème siècle que la place des sucreries grandit pour, peu à peu, dominer la catégorie des «friandises» . Dans la consommation alimentaire de l’Asie orientale, les sucreries, et plus généralement les douceurs, sont bien représentées.

De la nourriture et des manières de table en Asie orientale

Reprenons la formule de Pierre Gourou : «une civilisation du végétal», c’est-à-dire du millet et aujourd’hui du sorgho, des plantes importées d’Amérique à partir du XVIème siècle (arachide, patate douce, etc.), et partout où il y a de l’eau, la rizière, qui peu à peu a gagné l’ensemble du monde asiatique .
Le riz étant en Asie la nourriture de base, il existe toute une gamme de cuissons et de préparations, au Cambodge et dans le reste de la péninsule indochinoise, en Inde, en Insulinde ou en Extrême-Orient. Le vocabulaire assimile d’ailleurs «avoir manger» à «manger du riz» : «Combien de mesures de riz as-tu mangé ?» dit le Chinois et pour le Cambodgien, «être rassasié» c’est avoir mangé du riz.
Les variétés sont nombreuses, et le riz très odorant (proche du jasmin) de Thaïlande commence à rivaliser dans les cuisines occidentales avec le riz indien. On choisira bientôt son bol de riz comme les amateurs choisissent aujourd’hui dans les magasins spécialisés entre les diverses variétés de thé. Si le riz est fade, il est le support des saveurs des autres mets : «tous les mets … sont en réalité des condiments qui ne sont pas mangés pour leur valeur nutritive propre, mais pour leur saveur et leur goût correctifs de la fadeur de l’aliment principal, l’aliment unique : le riz» . En République populaire de Chine, pendant les années 80, le condiment qui, chaque jour et à chaque repas, agrémentait le riz était le choux blanc (Brassicae chinensis). Le riz doux, à gros grains ronds riches en gluten, donne un mets à texture collante, appelé riz gluant : il est souvent servi au petit-déjeuner ou en friandise comme le «riz aux huit trésors», un riz gluant sucré additionné de graines de lotus, d’amandes, de dattes rouges, de fruits confits, de pâte de soja sucrée et de sirop de sucre brun. Le riz est aussi servi, croustillant et en potage, dans une spécialité de Suzhou appelée «le premier plat sous le ciel» , et sous forme de pâtes (nouilles, vermicelles) et de ravioles. Enfin, tous les restaurants occidentaux proposent maintenant le célèbre «riz cantonnais».
Appartenant à l’alimentation quotidienne, le riz nourrit, cale l’estomac, mais au plus haut niveau de la gastronomie, il n’est plus consommé : «Un banquet se compose de nourritures “secondaires”, auxquelles leur nombre, leur diversité et leur abondance donnent le premier rôle. Elles deviennent des plats de résistance dont il faut se rassasier, alors que le riz dans un renversement des valeurs est servi en fin de repas et n’est pas consommé. Y toucher serait une insulte pour votre hôte et signifierait que le festin est médiocre» .

En Chine, les gastronomes classent les aliments en trois catégories : fan (les céréales, comme le riz), cai (viande, poisson et légumes) et xiao chi (petits plats, en-cas).
L’histoire des en-cas remonte au moins à la dynastie Song. Ils étaient servis dans des tavernes et des échoppes à nouilles, plus ou moins mobiles. C’étaient des petits pâtés you bing, hu bing et mantou (petits pains cuits à la vapeur). Aujourd’hui, ces «petites nourritures» des marchands ambulants vont du bol de soupe aux nouilles, au petit pâté (jiaozi à la viande, aux légumes, à l’ail ou à la ciboule), auwonton (petit pâté enveloppé d’une fine pâte à nouilles) à Canton, encore appelé huntun à Chengdu, ou encore, aubaozi (petit pain farci à la viande). On les trouve aussi dans «les marchés de nuit». A Pékin, certains gastronomes affirment que l’on mange mieux dans la rue que dans les restaurants .
La ville des en-cas, est sans conteste Canton où les vendeurs ambulants sont nombreux. Les dim sum, «délices du cœur» ou «comment toucher le cœur», sont servis avec un bol de soupe garni de nouilles ou accompagnent le thé dans les maisons de thé. La gamme est infinie et de nouvelles créations la renouvellent en permanence, par ex. : des crêpes fines fourrées de crevettes émincées, de la viande hachée dans une pâte à base de taro, du riz gluant farci de poisson, de poulet ou de porc.Une maison de thé peut proposer 2 000 dim sum différents (Ken Hom p. 155). Dans le Nord, on trouve surtout des en-cas sucrés .
Les fêtes comme le Nouvel An sont l’occasion de la fabrication et de l’échange d’en-cas spécifiques comme les petits pâtés à la viande cuits à la vapeur ou ravioles cuits à la vapeur (jiaozi) ou encore poêlées à l’huile (guotie), qui dans le sud, ont la forme de lingots d’or ou d’argent, ou bien sont à l’image des dieux tutélaires de la cuisine, à la bouche barbouillée de miel. A la fête de la Lune à la mi-automne, on confectionne les gâteaux de la lune à croûte dorée, ronds comme la lune, et farcis d’une purée de haricots rouges ou de graines de lotus parfois garnie de jaunes d’œufs de cane salés.
Pendant les périodes troubles, les marchands ambulants disparaissent car, «… les mets de la rue, spécialités d’une province ou d’une bourgade, vendus presque à la sauvette, sont le symbole même de la liberté individuelle qui s’exprime dans la joie muette du casse-croûte avalé sans avoir à rendre des comptes. Emblèmes fragiles et démontables comme les étals sur lesquels ils sont en vente, ils sont confisqués dès que l’atmosphère s’empuantit de la rumeur des slogans imposant de ne manger qu’à la grande marmite commune.»
Un repas chinois se présente comme une succession de bouchées savoureuses. Leur préparation est minutieuse et se décompose en trois étapes, comme pour tous les mets :
a. Le nettoyage, l’épluchage et la «mise en condition» des denrées de base qui permet de maîtriser les odeurs naturelles, de faire mariner, d’aromatiser par macération puis d’ébaucher des formes, des couleurs et des consistances (par mélange, incorporation, trempage, friture, coloration). Il faut agir en profondeur sur le goût, la couleur et la consistance. Roland Barthes évoque la notion de cuisine du revêtement .
b. Le découpage : une des spécificités de la cuisine chinoise, s’applique à tout produit. on dénombre 200 modes de découpage . Dans les anciens Rituels, la forme de l’aliment obtenue par le découpage ou le modelage prime sur la notation des saveurs qui, par contre, deviendra prépondérante plus tard.
c. Enfin, la cuisson doit être rapide : «sauté à la chinoise» à la poêle.

La préparation en bouchées comme la découpe fine des légumes et des viandes va de pair avec l’utilisation des baguettes, caractéristique fondamentale et spécifique de l’alimentation dans l’ensemble du monde sinisé. Les baguettes ne mobilisent pas les deux mains comme le couteau et la fourchette, absents tous les deux de la table chinoise. Elles n’agressent pas la nourriture mais servent à son transport vers la bouche en un geste à la fois appliqué et souple. Ce geste lui même fait l’objet d’observations psychologiques : la manière de les tenir reflète la personnalité. Utiliser trois doigts (sur le 3ème doigt) : nature sereine, quatre doigts (sur l’annulaire) : présage d’un destin heureux, et cinq doigts (sur le petit doigt) : synonyme de noblesse, etc.. Les matières les plus diverses sont employées pour les fabriquer . La plus courante est le bois ou le bambou.

Ce tour d’horizon du goût et des saveurs en Asie orientale se veut un hommage aux pionniers qui ont ouvert cette nouvelle voie de la recherche, à la fois agréable et scientifique, palpable et indicible, une voie qui montre bien comment la frontière entre les sciences dites «dures» et les sciences humaines est ténue. On peut expliquer le raffinage du sucre et les différents curry ; mais comment dire pourquoi en Chine le thé naturellement «doux» est préféré au «sucré» ? ou encore pourquoi nos palais sont habitués à terminer le repas par une douceur ? Passer du régal des uns au dégoût des autres, c’est essayer de comprendre ce que le rôti de viande rouge est aux émincés de poulet ou de porc, ce que la sauce au vin est au nam phrik, et le fromage fort au durian. Enfin, comment terminer sans évoquer les nouveaux cépages chinois Nuitdechine, Nuitcâline qui rivalisent déjà avec les vins français pour accompagner la cuisine asiatique.

Flora Blanchon

Aller et venir, mythe et histoire préface

Aller et venir, mythe et histoire
Préface
Fora Blanchon

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Voyage-bonheur («Heureux qui comme Ulysse»), voyage-malheur («Au bout de la nuit»), voyage-devoir (missionnaire) voyage-savoir (qu’y-a-t-il au bout de l’horizon ?), les clefs d’entrée ne manquent pas pour analyser le voyage.
Nous savons aussi que les spécialistes de chaque pays ont tendance à se consacrer en premier lieu à la lecture de l’article qui traite de «leur» zone de recherche. Peu de lecteurs en réalité commencent par le premier article et terminent par le dernier. Le cheminement est donc soumis à des aléas que nous ne maîtrisons pas et la tâche d’organisation des articles est toujours aussi délicate. Pour ce volume nous nous sommes conformés au schéma que nous avons choisi pour les précédents. Nous proposons au travers des seize articles qui le composent, d’aller de l’imaginaire vers le réel, de la mythologie vers l’histoire.
Sur le plan religieux, pour l’Occidental judéo-chrétien, le chemin est originellement celui du nomade sémite et de l’exode. A l’appel de Dieu, Abraham se met en route avec son peuple et doit identifier le bon chemin qui conduit à la Terre promise. Une fois arrivé, l’obéissance à la Loi se substitue au respect de la Voie : «Il faut marcher dans la Loi du Seigneur» (Psaumes,119,1). Le messianisme annonce une nouvelle mise en chemin. Jésus en appelant les Juifs à le suivre se met en route vers Jérusalem et pour ceux qui le suivent, le chemin n’est plus une loi mais une personne : «Je suis le Chemin, la Vérité, la Vie» (Évangile de Jean,14,6). L’idée de Voie utilisée dans les religions indiennes et chinoises est sensiblement moins concrète : pas de trace d’exode, de chef charismatique, de berger. La Voie est plus proche de la loi ou de la règle que l’on s’impose. Hinayana, Mahayana ou Dao sont des abstractions même s’ils conduisent à des actes concrets. Les quatre premiers articles — Édith Parlier-Renault, François Berthier, Michèle Flamant, Jean-François Hurpré — montrent d’emblée que ce sont les Dieux eux-mêmes qui vont et viennent, en des allers-retours si différents de la linéarité du voyage biblique.
Nous avons ensuite rassemblé des textes qui témoignent dans des pays et des époques différentes du statut des voyageurs et de leurs conditions réelles, que ce soient des «lettrés» en quête d’ascension sociale (Jean Levi), de grands princes comme Seyyidi’Ali Re’is (Jean-Louis Bacqué-Grammont), ou tout simplement des marchands (Sylvie Pasquet), ou des seigneurs de la période Edo (Constantin Vaporis), ou encore des villageois émigrants (Philippe Papin).
Il nous est apparu aussi important de rapporter la vision des «explorateurs», ecclésiastiques comme Mgr Pallegoix (Annick Lévy-Ward), banquiers comme Cernuschi (Sylvie Soubra), ou poètes comme Segalen (Marie Ollier). Les artistes contemporains eux-mêmes, peintres ou romanciers ont rendu compte de l’évolution des moyens de transport : nous avons privilégié l’introduction du chemin de fer au travers du trait de Feng Zikai (Marie Laureillard) et celle du tramway à Pékin qui entraîna fatalement et dramatiquement la fin des pousse-pousse (Paul Bady). Le théâtre rend aussi à sa manière compte du voyage : il est intéressant de noter que la description du paysage varie avec les sentiments des héros (Roger Darrobers).
Enfin, le dernier avatar de la longue tradition de déportation massive de population en Chine, qui a déplacé, pendant la Révolution culturelle, des millions d’étudiants des villes vers la campagne (Annie Curien), suscite aujourd’hui des réactions particulièrement intéressantes et parfois surprenantes tandis que les villes chinoises sont saisies par la frénésie économique.
Dans la composition de ce volume, nous sommes aussi restés fidèles à une autre caractéristique du CREOPS et de ses publications. En effet, nous nous attachons à donner la parole aussi bien à des chercheurs chevronnés qu’à des doctorants ou des étudiants auxquels nous permettons donc de faire leurs premières armes dans ce qui deviendra dans leur vie de chercheur et d’enseignant le moyen de communication avec leurs collègues ainsi que leur principale source d’enrichissement.
Flora Blanchon

Aller et Venir Faits et perspectives préface

Aller et Venir Faits et perspectives
Préface
Flora Blanchon

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Après le premier volume d’Aller et Venir principalement consacré aux idées suggérées par la notion de voyage, ce second volume a une ambition que l’on pourrait qualifier de technique. Il est en effet principalement orienté sur les supports (route, rail, mer), et les engins, le voyageur passant au second plan.
Naturellement on sait bien que les voies de communication, leur aménagement, leur amplification, ou leur abandon, correspondent à des volontés politiques qui structurent l’espace et consolident les pouvoirs : il suffit de regarder une carte de France pour savoir où se trouvent concentrés les lieux de décision. Le lien entre les deux volumes est donc facile à établir.
C’est donc sous l’angle de leurs effets voulus ou non, on dirait aujourd’hui impact, qu’ils soient politiques ou économiques que nous avons abordé le sujet en intitulant ce second volume Aller et Venir. Infrastructures et Perspectives.

Nous avons commencé par les voies maritimes et fluviales.
Avec Irma Piovano nous apparaît le degré de sophistication juridique qui organisait les échanges maritimes déjà dans l’Inde Maurya et Osmund Bopearachchi, pour Ceylan nous fait le point de ses recherches sur les traces les plus anciennes des échanges est-ouest, relevant notamment la première ambassade chez l’empereur romain Claude.
Michel Didier en décrivant dans le détail la puissance maritime des Chinois de la dynastie Ming nous fait prendre conscience de la question de sa sous-utilisation face aux flottilles occidentales qui se mettent à agresser le territoire continental. L’organisation maritime et fluviale des Chinois fait pourtant l’objet de bien des comparaisons flatteuses en Occident et comme le montre Isabelle Landry-Deron en s’appuyant notamment sur l’exemple du percement des canaux.
Traverser l’isthme de Kra permettait de raccourcir le voyage entre la mer de Chine et l’Océan Indien en évitant de contourner la péninsule malaise. Michel Jacq-Hergoualc’h nous rappelle les tentatives d’organisation des voies transpéninsulaires. Enfin nous terminons cette partie maritime sur l’évolution du système de ferry à Tokyo. Paul Waley nous y montre comment les ponts opèrent une transformation non seulement dans le paysage urbain mais aussi dans la perception culturelle et sociale de la ville.

Sur terre aussi la construction de route sert des objectifs évidement politiques. Qu’elles partent de Chengdu au Sichuan, ou de Xining au Qinghai les routes qui vont à Lhassa sont à l’évidence des moyens d’assurer soit « la cohésion nationale de la Chine » soit « la colonisation du Tibet » selon le point de vue dont on se place. Luce Boulnois, en deçà — ou au delà — de la polémique, nous fait percevoir les extrêmes difficultés que présentent les deux tracés. C’est aussi de cartes dont il s’agit dans ma contribution qui tente de faire le point sur ce que nous connaissons des techniques de cartographie dans la Chine ancienne.
Les déplacements catastrophiques de populations opérés par les Khmers rouges sonnent comme un point final cruel à la tradition sociale du voyage chez les Khmers. Marie-Alexandrine Martin nous montre comment la modernité a introduit la dimension individuelle du voyage naguère régi par la coutume.
Hors des zones pour touristes, le char birman, chef d’œuvre de l’artisanat du bois, reste « la fourmi inlassable de l’activité économique du Myanmar » nous dit Denise Bernot au travers de la description fouillée de ce moyen de transport essentiel à la vie quotidienne birmane et dont la moindre des qualités n’est pas de nous rendre immédiatement sensibles, de façon étonnante, les rythmes, les couleurs, et les saveurs par sa simple évocation (et grâce à la plume de l’auteur).
Enfin Claude Balaize nous apprend que c’est à un Charentais que l’on doit les cyclo-pousses à pédale de Saigon. Ce moyen de transport s’estompe peu à peu dans la fumée des motocyclettes et avec lui les formes de connivence qui liaient le conducteur et son passager.

Le Chemin de Fer, sous son expression la plus moderne du TGV, est probablement le moyen de transport qui a le plus de conséquences sur la structuration du paysage qu’elle soit géographique, économique ou sociale. L’exemple de la Corée montre avec Lee Kyung-Chul comment le laisser-faire peut conduire à la création d’espaces inhumains et combien la puissance du capital est subversive pour le tissu urbain.
La littérature pour enfants s’est approprié ce moyen de transport, et permet aux jeunes Japonais de renouer avec les petites villes et les grands parents, dans un voyage à la fois dans l’espace et le temps C’est sous cet angle que Sylvie Guichard Anguis a analysé la production des plus grandes maisons d’édition pour la jeunesse du Japon depuis la seconde guerre mondiale.

À la lecture de cette présentation rapide, je m’aperçois que nous avons réuni les cinq éléments de la tradition chinoise. L’eau des océans, la terre des routes, le bois des chars, le métal et le feu des trains. Il nous manquait le grand vent des steppes : Françoise Aubin évoque le cas mongol et la problématique complexe posée par le nomadisme face successivement au dogmatisme soviétique et à la modernité. Après avoir triomphé de l’un, il semble que l’accommodement avec l’autre se fasse dans de bonnes conditions.

Enfin nous ne pouvions réaliser ce volume, un peu technique, sans réintroduire la dimension humaine de témoignage. Celui de Didier et Marie-Noëlle Sicard sur la liaison Chine-Vietnam en 1978 et celui d’Ivan Kamenarovic sur son expérience dans le Transsibérien en1997, sont traversés par le même regard amical mais lucide sur ce qui pour la plupart des Occidentaux reste un rêve inaccessible.

F. Blanchon

Banquier, Savant, Artiste Préface

Banquier, Savant, Artiste
Préface
Flora Blanchon

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Est-il possible et comment évaluer l’ampleur et l’impact de la présence française en Asie au XXe siècle ? C’est à cette question que nous avons commencé à tenter de donner une réponse par l’évocation de personnalités et l’identification de la trace qu’ils ont pu laisser et telle qu’on peut la repérer aujourd’hui. L’idée de ce livre est née de rencontres nombreuses avec les responsables du Musée Albert Kahn et de l’idée que nous partagions que l’influence d’un pays ne se mesure pas seulement à l’aune des statistiques d’export-import et de balance commerciale.

Madame Jeanne Beausoleil, alors directrice Musée aimait à rappeler qu’entre l’Université de Paris-Sorbonne et Albert Kahn se renouait a travers ces rencontres un contact ancien dont témoigne, entre autre, une plaque de marbre dans l’entrée d’honneur de la Sorbonne. Parmi les noms des bienfaiteurs de l’Université, figure en effet celui d’Albert Kahn. Cette distinction lui avait été accordée par le Chancelier pour sa création en 1898 des « Bourses Autour du Monde » (BAM) La mission des boursiers, était de « garder les yeux ouverts » de repérer les aspirations des peuples et surtout de voir « si elles doivent conduire à des chocs violents ou si elles pourraient se concilier les unes avec les autres. » Comment ne pas souligner la modernité, voire l’urgence, d’une telle consigne, proclamée alors même que les entreprises militaires européennes rivalisaient pour se partager le monde.
Nous avons rassemblé quelques témoignages sur des personnalités très différentes aux parcours très éloignés en commençant par évoquer celui d’Albert Kahn et de son combat permanent pour une « utopie réaliste » Gilles Baud Berthier – qui a succédé à Jeanne Beausoleil à la tête du musée et avec lequel j’avais pu mettre au point ces rencontres -, souligne la modernité du parcours de cet homme animé par une foi inébranlable dans le progrès et l’humanité. L’utilisation qu’il fait d’une fortune acquise en peu de temps et immédiatement mise au service d’un projet de portée universelle, totalement dénué de toute perspective de retombées économiques, a de quoi surprendre pour un banquier. Le projet des Archives de la Planète pour lequel Albert Kahn utilise les plus avancées des techniques photographiques de l’époque, est résolument tourné vers l’avenir. L’intuition que « la perception dans le présent du possible ignoré qui s’y inscrit » est une démarche d’anthropologue à laquelle Lucien Bernot, pour ne penser qu’à lui, aurait certainement adhéré.

Avec Les Lettres chinoises de Victor Segalen présentées par Philippe Postel, avec une lucidité exempte de toute tentation hagiographique, nous abordons ensuite un autre parcours inattendu. Pourquoi un médecin militaire breton se trouve-t-il à galoper, seul, dans les plaines de la Chine du Shaanxi à la recherche du tumulus du premier empereur ? Quelle passion le pousse à militer avec ferveur pour la création d’une fondation Sinologique française à Pékin? Là aussi comme dans le cas du banquier, c’est dans le respect pour l’« autre » que se trouve la réponse. Comme l’indique Annie Joly Segalen , « Victor Segalen, médecin, n’aimait pas son métier ». Il arrive en Chine, sur le conseil de condisciples, à la recherche d’exotisme, plus exactement, avec l’attitude de l’« exote ». Mais dès qu’il se met a vouloir comprendre « l’abondance du sujet se met à gonfler, à pousser des branches de tous les cotés » Une démarche esthétique et non universitaire, le conduit à faire une oeuvre de savant, même s’il s’en défend et s’il aime à railler le « genre Sinologue sérieux avec texte planches, index, dates, notes, renvois, relents retours confer, cit…opus, ibidem » etc. ». Les historiens d’art, Français comme Chinois, savent ce qu’ils doivent à cet homme un peu frêle, au sourire lointain, comme gêné dans son costume de médecin militaire, et dont nous avons mis la photo en couverture. Elle y est en compagnie de celle d’Albert Khan, tous les deux dans une connivence au moins gestuelle avec le portrait de Madame Lam peint par Nguyen San en 1964 d’un côté et de l’autre coté avec la photo, prise par l’opérateur du banquier en 1913, d’un homme appuyé sur un piler du temple consacré à l‘épouse de Confucius à Qufu (Shandong).
L’aventure coloniale de la France en Extrême-Orient reste dans la mémoire collective attachée à l’Indochine.
En présentant trois contributions sur la présence française à Shanghai nous mettons l’accent sur un mode de présence un peu oublié de la France en Asie. Christine Cornet souligne d’abord comment les trois fonctionnaires dont elle brosse le portrait après avoir minutieusement décrit le système des concessions, ont consacré une large partie de leur carrière au maintien de la présence française en Chine. Alain Roux en contrepoint fait vivre les trois cent mille Chinois de ce Shanghai français entre 1914 et 1937 et souligne le rôle des sociétés secrètes liées au trafic de l’opium. L’ascension de Du Yuesheng, grouillot des docks de Shanghai devenu notable respecté, en même temps que parrain incontesté de toutes les activités illégales, contraignent les autorités françaises à des compromissions sur lesquelles elles auront bien du mal à revenir. Elles contribueront à alimenter le mythe d’un Shanghai secret et sulfureux qui, comme le décrit Muriel Détrie, se retrouve dans la production romanesque. La présence française illustre nos particularités nationales, réelles ou supposées : la place des femmes dans la société, le rôle des fonctionnaires, des missionnaires et une entropie au moins initiale avec la population locale, à la différence des pratiques anglo-saxonnes. Ce n’est sans doute pas un hasard si la figure du métis se retrouve si fréquemment dans le roman shanghaien. Que reste-t-il de cette période dans l’imaginaire des habitants du Shanghai d’aujourd’hui ? Zhang Yiqun, professeur de Français à l’Université de Shanghai, nous parle spontanément de parfum, de bon restaurant et d’un certain art de vivre. Douce musique pour nos oreilles, mais il montre aussi comment le Comte de Monte-Cristo atteint un tirage impressionnant, à partir d’une traduction chinoise d’une traduction anglaise.
Sur le Vietnam, la littérature est abondante. Le parti pris d’écarter les aspects militaires nous permet d’aborder la question de la présence française sous l’angle de l’Université, de la peinture et du roman. Au travers du témoignage très personnel de Léon Vandermeersch, dernier responsable actif de l’Ecole Française d’Extrême-Orient à Hanoi en 1957, et trente cinq ans plus tard invité par les autorités de l’Académie des Sciences Sociales vietnamiennes à fêter les « 90 ans d’étude de la culture et de l’histoire du Vietnam » on retrouve une posture intellectuelle, similaire à celle de Victor Segalen, faite de respect et d’ouverture, laquelle ne peut exister que si l’effort d’apprentissage de la langue permet d’atteindre une réelle intimité culturelle. On trouve une autre similitude avec ce dernier, dans cette volonté de rester poste « pour donner [tout ce qu’il] a à en dire » comme l’indique Victor Segalen dans une lettre à Debussy.
L’histoire de l’Ecole des Beaux-Arts de l’Indochine montre un autre aspect injustement méconnu de la présence française au Vietnam. Nadine André-Pallois en décrivant son histoire nous donne à voir très directement des oeuvres fortes de l’interaction des artistes qui s’y côtoyaient, se fuyaient, s’évitaient, se chamaillaient mais qui finalement créaient et enseignaient De Gustave Hierholtz à Evariste Jonchère en passant par Victor Tardieu, Joseph Inguimberty ou André Maire les parcours sont certes différents mais la passion de l’art a été commune et l’intérêt croissant des galeristes pour les oeuvres de l’Ecole Vietnamienne traduit en effet positif les conditions négatives de la création de l’art moderne au Vietnam.
Le roman colonial à connu en France ses heures de gloire pendant l’entre deux guerres. Alain Quella-Villéger retrace la vie elle même romanesque et somme toute assez triste d’Herbert Wild. Géologue de formation, Jacques Deprat dû quitter Hanoi, victime d’intrigues et de soupçons de forfaiture scientifique, dont il fut lavé bien après sa mort, pour vivre au beau milieu de la France une deuxième vie de romancier sous le nom anglicisé de Herbert Wild. Il rend compte, certes ni Duras, ni London, avec émotion des difficultés entre les communautés du Vietnam d’alors et, loin du rêve colonialiste, il appelle à un métissage des sagesses d’orient et d’occident. Ce n’est pas un hasard si le roman shanghaien et cette littérature populaire ont donné une telle importance au phénomène du métissage. Les textes sont sûrement critiquables au regard du politiquement correct d’aujourd’hui mais sait-on ce que vaudra la discrimination positive dans cinquante ans ?
Les cas du Japon – article de Gérard Siary – et de l’Asie du Sud-Est dans son ensemble – article de Hugues Tertrais – sont abordés par deux contributions qui remettent la présence française dans une perspective historique.

Le choix de ces personnes ne répond pas à une quelconque volonté de représentativité sociologique scientifiquement calibrée. La liste n’est, qui pourrait le supposer, pas exhaustive, mais nous sommes convaincus qu’au travers de ces personnages, savant, banquier, artiste, auteur, fonctionnaire, pris dans leur individualité, s’est joué, et se joue aujourd’hui aussi, une certaine forme de présence française en Extrême-Orient Nous devons savoir ce qu’elle devait aux armes qui les accompagnaient, mais que, pour la plupart, ils n’ont jamais portées. La mondialisation en cours sous nos yeux nous permet-elle de rêver d’avoir le bénéfice de l’une sans le coût des autres ?